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L’autel des morts

Dans cette nouvelle de Henry James, qui a inspiré à François Truffaut son film La Chambre verte, le personnage principal voue une fidélité absolue aux êtres disparus, et qui lui fait préférer la compagnie des morts à celle des vivants. Dans La Chambre verte, Julien Davenne en vient même à avoir une altercation avec un prêtre, qui tente de consoler un veuf par la promesse de retrouvailles post-mortem avec son épouse :

« Tout ce que l’on vous demande, c’est de dire « Lève-toi et marche » (…) Si vous êtes incapable de faire cela, vous n’avez rien à faire ici » (Je cite de mémoire).

Julien Davenne est l’incarnation jusqu’à l’excès de cette phrase de Cocteau, que j’affectionne tout particulièrement : « Le vrai tombeau des morts, c’est le coeur des vivants. » Il est aussi le personnage d’une obsession : il aime les morts contre les vivants, la mort contre la vie, et il s’enferme dans cette obsession avec intransigeance, sans aucune indulgence pour le monde extérieur. De sa femme disparue, dans la chambre verte de sa maison, il conserve tout : vêtements, bijoux, photographies, tout ce qui lui permet d’assouvir son fétichisme.

Julien Davenne est un personnage d’une mélancolie d’un autre temps. Il incarne pour moi tout cet aspect du deuil impossible, du « passé qui ne passe pas ». Il ne devrait être qu’une humeur, qu’un état d’esprit passager dans le difficile travail de deuil, mais lui, extrémiste, rend cet état d’esprit systématique, et refuse toute consolation.

Pourquoi je parle de La chambre verte et de Julien Davenne ? Pas seulement parce que, pour ceux qui me connaissent bien, François Truffaut est l’une de mes références de prédilection. Mais aussi parce que j’en suis venue à me demander ce qui constituait la mémoire et les souvenirs d’un être cher disparu :

D’un seul coup, c’est comme si le monde entier retentissait d’échos en échos de la voix de l’être cher. Les souvenirs reviennent en masse, les objets, les lieux et les jours prennent une tout autre dimension, le passé est « recomposé ». C’est l’expérience tangible, que l’on fait, de ce que raconte Proust dans Albertine disparue. C’est à cet instant que la voie « Davenne » est tentante.

Et puis, à côté de tout ce qui est tangible, de tout ce qui est matériel ou impalpable dans la mémoire, il y a désormais tout ce qui est immatériel, tout cet espace numérique fait de liens, de messages, de « J’aime » et de « Suggestion d’amis ». Tout ce qu’évoque Olivier Ertzscheid dans son article « La Mort numérique ». Il y évoque bien-sûr tout ce qui disparaît comme données commerciales, toutes les activités culturelles de la personne. Mais il y rappelle aussi toute cette part d’identité numérique qui reste en suspens.

Sur Facebook, on a certes la possibilité de transformer le compte de la personne en mémorial, mais cette procédure requiert des démarches qui sont déjà lourdes pour des institutions « physiques » (impôts, sécurité sociale, banques), comment consentir, alors, à faire les mêmes démarches, en plus absurdes – voir cet article du Point – pour cet intangible numérique ?

Facebook va-t-il faire partie d’une nouvelle mythologie, lui qui a déjà pour certains des allures de divinité ? Va-t-il faciliter ce travail de deuil ou enfermer dans un espace virtuel les reliques des internautes inconsolables ? A quoi ressemblera-t-il dans cinquante ans, dans cent ans ? A un cimetière, à une pouponnière ou à une maison abandonnée ?

« Dans un incendie, entre un Rembrandt et un chat, je sauverais le chat. » Giacometti

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  1. sophie mouloudi

    Merci…

  2. Visiblement c’est un sujet d’actualité. Voici encore un article paru sur le site Internet Actu : « Pas de numérique en héritage », à retrouver par ici, http://www.internetactu.net/2012/09/24/pas-de-numerique-en-heritage/

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