Encore une fois avec retard, voici le compte-rendu de lecture que j’aurais dû publier en mars. Comme généralement j’attends avec impatience une publication qui retiendra mon attention jusqu’au 15 ou au 20 du mois, lorsque finalement je me retrouve le bec dans l’eau, je fais le tour des publications un peu moins récentes, et parfois – parfois seulement – je trouve quelques pépites…

Adhésion sans conditions

Le choix sur lequel je me suis arrêtée plaira à tous, cinéphiles ou non, tant son intrigue est foisonnante. C’est un roman, pour la deuxième fois de l’année, dans lequel je me suis plongée avec beaucoup plus de plaisir – même si ma lecture a été souvent interrompue, faute de temps – que le roman biographique sur James Dean, dont j’ai fait le compte-rendu en janvier.

Il s’agit de Londres après minuit, d’Augusto Cruz, publié en février 2015 chez Christian Bourgeois.

Londres-après-minuit

Autant le dire tout de suite, ce livre est un véritable coup de cœur : rien n’est à ajouter, rien n’est à enlever. Je ne suis d’ailleurs pas la seule à avoir eu cette réaction à sa lecture, ayant vu circuler avis et critiques dithyrambiques.

J’ai ressenti un vrai bonheur à le lire, principalement parce que l’auteur m’a entraînée et perdue dans une intrigue sans pour autant se moquer de moi. Son histoire, complexe et foisonnante ne cède jamais ni à la facilité, ni au deus ex machina de dernière minute.

Dans un premier temps, et d’une manière quelque peu systématique, je vais lister les nombreuses qualités de cet ouvrage, puis je reviendrai plus en détails sur certaines d’entre elles dans un second temps.

  • L’ouvrage mélange savamment la réalité et la fiction, les personnages ayant réellement existé et des personnages inventés dans une intrigue qui s’étale, si l’on considère les événements rapportés et ceux vécus, sur environ 80 ans ;
  • Le roman est construit comme un roman policier incroyablement efficace, à l’histoire et aux péripéties haletantes, ce qui rend difficile de lâcher le livre lorsqu’on l’a en mains ;
  • Il évoque avec érudition le cinéma d’horreur, de science-fiction et l’univers du film noir, et crée une cinémathèque imaginaire, à moitié réelle, à moitié fantasmée, à couper le souffle pour le cinéphile amateur ou averti ;
  • Il évoque également l’univers du FBI et le personnage de son directeur à la longévité exceptionnelle et à la toute-puissance redoutable, John Edgar Hoover, le lecteur a donc en toile de fond l’histoire des États-Unis, mafia, prohibition, assassinats et chasses aux sorcières compris ;
  • L’intrigue fait voyager le lecteur à Londres (évoqué simplement par le titre du livre), aux États-Unis et au Mexique, en évoquant pour ce dernier un certain nombre de spécialités culinaires et de paysages luxuriants, dépaysement garanti ! ;
  • Enfin – mais je pourrais continuer, en cherchant bien, à allonger cette liste – c’est un livre superbement bien écrit (en tout cas très bien traduit) et d’une qualité rare !

Maintenant que j’espère vous avoir alléché à la perspective de cette lecture, avec cette succession d’arguments tous plus objectifs les uns que les autres, revenons au livre en lui-même.

Londres après minuit : première rencontre

Lorsque j’ai décidé de lire ce livre, je suis partie avec une idée fausse, l’idée que son titre me donnerait le cadre, le contexte, le décor de son intrigue. J’ai imaginé dans ma tête une histoire de cinéma, avec en arrière plan les rues de Londres, le métro, Saint Paul, Hyde Park, les taxis, et une ambiance à la Jack l’éventreur.

Il y a certes une ambiance à la Jack l’éventreur dans ce livre, qu’on doit tout autant à ce que cherche le héros, qu’aux êtres qui le poursuivent et le hantent.

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McKenzie est un ancien agent du FBI, ayant fait partie de la garde rapprochée de Hoover, et ayant recueilli ses dernières confidences. Il est contacté par un collectionneur fantasque, passionné du cinéma d’horreur et de science-fiction, et souffrant des premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer, Forrest J. Ackerman. Ce dernier souhaite qu’il retrouve un film muet, Londres après minuit, l’un des films déclarés perdus  et recherché le plus désespérément par les cinéphiles. Cette quête le conduira dans les abysses du cinéma mondial et des studios hollywoodiens aux fin-fonds de la brousse mexicaine.

Ajoutez à cela que tous ceux ayant participé de près ou de loin au tournage du film et à sa mythologie, et tous ceux qui ont eu la chance de le voir, ont également disparu dans des circonstances pour le moins mystérieuses.

Entrainant à leur suite le lecteur, McKenzie et Augusto Cruz tissent une tapisserie sans cesse en péril où se mêlent Nosferatu et Frankenstein, Metropolis et La Momie, Le Grand sommeil et Le Trésor de la Sierra Madre.

Cinéma et roman noir

Quand le cinéma maudit rencontre le roman noir, il suffit que le tout soit bien écrit et bien mené pour que le cocktail soit détonnant ! C’est évidemment le cas pour Londres après minuit.

Le lecteur embarque pour une aventure qui, par ses dédales, n’est pas éloignée d’un film comme Le Grand sommeil, et d’ailleurs, quelle que soit l’époque que le romancier nous restitue, on s’attend à chaque instant à croiser Humphrey Bogart, Lauren Bacall, Edward G Robinson, Rita Hayworth, ou Orson Welles.

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Quelques éléments de l’intrigue restent dans l’ombre… le lecteur n’aura jamais de réponses à certaines de ses interrogations. Je ne dirai pas lesquelles.

Tout se bouscule, les personnages de détectives privés, leur cigarette et leur borsalino, les monstres et les serial killers à l’ancienne.

Lorsque je lis un roman, et d’autant plus lorsque ce dernier évoque le cinéma, je m’attends à quelque chose de foisonnant, de mystérieux, tout en plis et en replis, et le plus souvent, c’est le roman noir qui y excelle et m’apporte le plus de satisfaction.

J’avais déjà évoqué dans plusieurs articles le roman que je place au panthéon de l’évocation cinéphile et de l’intrigue policière : Le Livre des illusions, de Paul Auster. Il y a aussi L’Homme intérieur, de Jonathan Rabb, un roman noir qui vous plonge dans le cinéma allemand des années 30, avec parmi la grande galerie de personnages fictifs et réels, Fritz Lang.

Mais parmi mes lectures cinéphiles et mes autres lectures, dernièrement, aucune ne m’a apporté autant de plaisir que celle de Londres après minuit.

Une ode au cinéma

Je ne chercherai pas ici à démêler l’habile tissage de l’auteur entre le vrai et le faux, l’imaginaire et la réalité, les événements ayant réellement survenus et ceux propres à l’intrigue. N’est-ce pas le propre de toute fiction, et en particulier du cinéma, de vouloir nous faire croire à une invention et de faire de la réalité une illusion ?

Cependant un scénariste et un cinéaste seraient bien en peine s’ils devaient adapter cette histoire à l’écran, et il est vain pour moi de tenter de la résumer.

L’auteur alterne l’histoire présente et les flashbacks, l’intrigue policière et l’évocation cinéphile, d’un chapitre à l’autre. Mais à chaque instant où le cinéma revient au premier plan, c’est avec la même magie, et une passion inaltérable.

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Certes, c’est le cinéma d’horreur qui reste omniprésent dans toute cette affaire, Londres après minuit étant un film d’horreur disparu. Des créatures surgissent et hantent les lieux comme il se doit : celles déjà évoquées de Frankenstein et de Nosferatu, celles qui les ont incarnés comme Bela Lugosi et Boris Karloff, celles du robot de Metropolis et du gorille de King Kong. Monstres presque humains qui passent de l’écran au monde réel, et qui côtoient les humains monstrueux – ou presque – que rencontre le héros.

Si j’ai déjà évoqué cette atmosphère du film noir qui rappelle l’intrigue si particulière du Grand Sommeil, sous la caméra de Howard Hawks, c’est toute une galerie de films et de personnages que le lecteur, s’il est un cinéphile averti, reconnaîtra : les films de John Huston, Le Trésor de la Sierra Madre, Key Largo, Les Désaxés, mais aussi Boulevard du crépuscule, La Comtesse aux pieds nus, Les Passagers de la nuit, tous ces films avec Bogart et Bacall, et plus généralement, tout ce cinéma des années 50, tous les Hitchcock, et pour finir, tout le cinéma depuis les premiers temps du muet jusqu’aux déclins des studios.

Collectionner : redonner vie aux objets

Enfin, la dernière chose que j’évoquerai de ce livre, mais non la moindre, sera celle qui parlera peut-être aux documentalistes, en tout cas à tous ceux qui se prennent de passion – pas toujours documentalistes donc – pour collectionner, trier, archiver et recenser tout le savoir et tous les trésors de l’humanité (à l’heure où certains s’emploient, quant à eux, à détruire les vestiges de la civilisation) : archéologues, conservateurs, chercheurs, ou simples curieux.

Citizen Kane

Le livre abonde de ces personnages obsédés rien qu’à l’idée d’acquérir, pour le mal ou pour le bien, une œuvre unique, de rassembler ce savoir en un lieu lui aussi unique et d’en donner ou d’en interdire l’accès. Des êtres semblables au Charles Foster Kane du Citizen Kane d’Orson Welles (encore une évocation cinéphile) ou à Henri Langlois, fondateur de la Cinémathèque française, auquel j’avais consacré un article il y a quelques mois.

Au premier rang de ces personnages figure le collectionneur Forrest Ackerman, qui charge McKenzie de son enquête. Citer quelques lignes le mettant en scène permettra de donner une idée du cinéma et du collectionneur dans ce livre, et de rendre hommage à la qualité de ce roman. Voici donc l’incipit de ce texte :

Forrest Ackerman vivait pour les monstres et certains d’entre eux, les plus légendaires, survivaient grâce à lui. (…) Dans son dos s’empilaient des tours de DVD, de beta vidéo-cassettes et de VHS, de films super 8 ou de 16 mm et de boîtes en fer-blanc dans lesquelles il rangeait des négatifs. Chaque centimètre de mur était recouvert de photos où des dinosaures, des extraterrestres et d’autres êtres étranges l’étreignaient et saluaient avec enthousiasme l’appareil. Les rayonnages, bourrés de livres, menaçaient à tout moment de s’écrouler tandis que trois meubles pour archives qu’il était impossible de fermer semblaient prêts à cracher de leurs entrailles des centaines de documents : si les monstres logés dans son bureau ne l’avalaient pas, ce seraient sans doute ces montagnes de papier qui le feraient.

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Que vous soyez profs docs, bibliothécaire, cinéphile, simplement curieux, humaniste exaltant avec ferveur le savoir et la mémoire des civilisations, ou juste adepte des intrigues policières à couper le souffle, Londres après minuit est fait pour vous. Il est, à sa mesure, l’équivalent du Nom de la rose d’Umberto Eco, avec la même érudition, le même suspense qui se mérite et qui se donne, et le même amour de l’art, qu’il provienne d’une bibliothèque du Moyen-âge ou de l’arrière-salle d’un cinéma.