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Hors-série n°4 : les romans refont le cinéma

Deuxième partie.

Voici comme promis la suite de l’un des hors-séries de l’été. J’avais évoqué en première partie aussi bien Sartre que Fitzgerald, Agatha Christie, Paul Auster, et quelques autres. Pour compléter en beauté ce palmarès déjà glorieux, je me suis plongée dans mes souvenirs de lectures et dans quelques nouveautés, du moins pour moi. J’évoquerai les souvenirs assez rapidement, puis je m’attarderai un peu plus sur quelques titres qui m’ont marquée cet été.

Dans cette sélection, on peut distinguer deux types de romans : ceux qui inventent un monde entièrement fruit de leur imagination, ou de leur vision du cinéma ; et ceux qui jouent avec leurs souvenirs, leurs expériences personnelles et qui impliquent dans leur récit des personnages dont on ne sait plus très bien s’ils sont réels ou fictifs. Sans doute cette distinction ne semble-t-elle pas très parlante d’emblée, mais attendez, et vous allez comprendre…

Le cinéma imaginé

Le Dernier Nabab

J’avais déjà évoqué dans la première partie un roman de Fitzgerald, Tendre est la nuit, où le cinéma intervient en « toile de fond » (sans mauvais jeu de mots), puisque l’un des personnages principaux est une jeune comédienne sous contrat avec Hollywood. Hormis une projection, quelques références et une visite dans un studio parisien, le lecteur n’est cependant pas confronté directement à l’univers hollywoodien.

le dernier nabab

En revanche, dans Le Dernier nabab, roman inachevé de Fitzgerald, l’image se fait plus précise. L’histoire se passe en 1935 et suit les traces d’un personnage énigmatique, producteur de cinéma virtuose, Monroe Stahr. Ce dernier s’inspire d’un célèbre producteur de l’âge d’or d’Hollywood, Irving Thalberg. Pour ma part, il me rappelle également des êtres réels ou fictifs tels que William Randolph Hearst, Charles Foster Kane (héros du film de Welles, Citizen Kane, lui-même inspiré de Hearst), ou encore Howard Hughes (incarné à l’écran par Leonardo di Caprio dans Aviator).

Monroe Stahr – et la narratrice qui l’observe par moment – nous conduit dans le Hollywood / Babylone des années 30, fastueux, artificiel, scandaleux, cynique et profondément désenchanté, même si cela a trait davantage à l’univers de Fitzgerald, à ses Gatsby et ses Dick Diver, qu’au cinéma. Notre producteur de cinéma est, comme les héros précédents de Fitzgerald, tourmenté par son amour pour une jeune femme qui s’avère être le quasi-sosie de son épouse disparue – un petit côté Vertigo avant la venue d’Hitchcock aux Etats-Unis.

Décors, rushes, grandeurs et décadences, réalisateurs et scénaristes, voilà la fresque que restitue Fitzgerald, et qu’il devait lui-même avoir sous les yeux durant les dernières années de sa vie, en tant que scénariste à Hollywood. Petit extrait :

À aucun moment de la journée, un studio n’est absolument silencieux. Il y a toujours une équipe de techniciens dans le laboratoire, les auditoriums de doublage, les gens du service de maintenance qui passent à la cantine. Mais les bruits sont tous différents : un chuintement de pneus, le moulin tranquille d’un moteur qui tourne à vide, le cri nu d’une soprano qui chante dans un micro cerné de nuit.

Un sang d’aquarelle

Parmi mes souvenirs de lecture, j’ai retrouvé un roman de Françoise Sagan, publié en 1987. Pour ceux qui considère Françoise Sagan exclusivement comme l’auteur de Bonjour Tristesse, amoureuse de personnages qui brûlent la chandelle par les deux bouts, je n’ai qu’un message : lisez d’autres romans. Lisez Aimez-vous Brahms ?, qui est superbe ; lisez Des Bleus à l’âme – mon préféré – une merveille ! Et lisez Un sang d’aquarelle.

un sang d'aquarelle

Ce roman vous prouvera la virtuosité de Sagan quand il s’agit de reconstituer une époque et une atmosphère, avec beaucoup d’ironie, ce qui ne gâche rien, bien au contraire. L’atmosphère en question, c’est celle de l’occupation. L’histoire se déroule en 1942, à Paris. Le réalisateur allemand Constantin von Meck, ancienne étoile hollywoodienne revenue tourner un film pour les studios de l’UFA, est tiraillé entre la révolte que suscite en lui l’Allemagne nazie, et sa propre passivité politique, son « sang d’aquarelle ». Ce roman est l’histoire d’un homme qui se cherche, et qui après les compromis et les atermoiements, décide enfin de sa conscience.

Eléonore à Dresde

Autre souvenir de lecture, ce très court roman de Hubert Nyssen, fondateur des éditions Actes Sud. J’ai toujours beaucoup aimé ses textes, vertigineux et énigmatiques, amoureux fous de la littérature et du cinéma. De lui, je vous recommande également La Leçon d’apiculture et Quand tu seras à Proust, la guerre sera finie.

Eléonore à Dresde raconte la rencontre d’une femme étrange, ancienne vedette d’un unique film qui la poursuit comme une malédiction, et d’un ethnologue. Eléonore est prisonnière de ce personnage qu’elle a incarné adolescente, et qui ne l’a plus quitté depuis :

Oui, Eléonore Simon, celle qui, quinze ans plus tôt, avec son premier film – Dresde, un soir – d’un seul coup, avait atteint la perfection, imposant son nom (…). Mais en même temps elle avait, d’une certaine manière, achevé sa carrière car, dans les rôles qu’on lui avait offerts ensuite, jamais elle n’était parvenue à faire oublier l’inoubliable héroïne de Dresde.

Le cinéma réinventé

Les ouvrages que j’ai cités jusque-là sont des oeuvres entièrement d’imagination. Bien que Fitzgerald ait été scénariste, et bien que Sagan et Nyssen aient voulu rendre hommage au cinéma, bien que les personnages empruntent leurs traits à telle ou telle célébrité, l’auteur a bel et bien créé un monde à part entière. Pour les romans qui vont suivre, la frontière entre réel et fiction est moins nette, elle se perd dans le flou artistique construit par les différents auteurs que je vais maintenant évoquer.

Blonde

Une fille au corps luxuriant dans la plénitude de sa beauté physique. Dans une robe bain-de-soleil en crêpe georgette ivoire, les seins moulés dans les plis soyeux onduleux de l’étoffe. Elle est debout, jambes nues écartées sur une grille de ventilation du métro new-yorkais. Sa tête blonde est extatiquement rejetée en arrière tandis qu’un courant d’air soulève sa large jupe évasée, révélant une culotte de coton blanc. Du coton blanc ! La robe de crêpe ivoire flotte, magiquement aérienne. La robe est magique. Sans cette robe, la fille serait de la viande femelle, étalée crue aux regards.

Il suffit de quelques lignes de Blonde, le roman de Joyce Carol Oates publié en 2000, pour suggérer l’image parfaite de Marilyn Monroe. Ou plutôt, son portrait fantasmé, un peu à la manière de cet ouvrage sur Greta Garbo, dont j’avais parlé au mois d’avril. Blonde est particulier.

Blonde

Bien que nous ayons la certitude qu’il s’agit d’une invention, d’une longue rêverie sur ce qu’était ou ce qu’aurait pu être Marilyn, parfois un doute nous effleure : n’est-ce vraiment qu’un rêve ? Dans Blonde, l’être (Norma Jeane), le comédien (Marilyn) et le personnage de Oates – ou le mythe qu’elle en fait, si vous préférez – toutes ces identités tantôt se dispersent, tantôt se mélangent.

Blonde, c’est l’histoire d’une femme à la recherche d’une identité toujours vacillante. Nous plongeons dans ce rêve vaporeux, dans cette illusion charnelle qui s’appelle Marilyn pour finalement comprendre que nous participons tous à la construction de ce mythe, alors que la vraie femme n’en finit pas de nous échapper (à ce titre je recommande également la lecture des écrits de Marilyn, publiés sous le titre Fragments).

Le roman Blonde est la restitution d’une vie dans l’illusion permanente du cinéma.

Le Théorème d’Almodovar

Le Théorème d’Almodovar, d’Antoni Casas Ros, publié en 2008, repose sur la même illusion, la même confusion entre réel et imaginaire. Il s’agit d’un récit à la première personne d’un homme seul, défiguré après un accident, passionnés des mathématiques, de Newton et des livres. Il se réfugie au cinéma pour échapper au regard des autres et évoque une rencontre avec Almodovar, qui lui permettrait, à lui, être déconstruit, difforme, d’acquérir une forme nouvelle, transfiguré par la création cinématographique.

C’est un roman curieux, où le texte réfléchit sur lui-même et se produit de lui-même, une invention à la limite de la science-fiction. Et c’est un bel hommage au cinéma et à l’univers d’Almodovar :

Tout grand film nous fait tituber, nous laisse un moment ou une éternité dans cette sensation planctonienne un peu molle, flottant entre deux eaux. Ce sentiment vague que nous pouvons enfin vivre comme un héros, que nous pouvons traverser la vie plutôt que la fuir. Dans ces moments de grâce, nous sentons notre fragilité, nous palpons notre chair indécise, nous permettons au rêve intense de la beauté de surgir et de nous emporter.

Jeune fille et Une année studieuse

Pour finir, j’évoquerai deux textes que j’ai lus cet été avec beaucoup de plaisir, deux romans de Anne Wiazemsky. Si l’auteur choisit la forme du roman, elle n’en évoque pas moins des souvenirs personnels dans ces deux textes, l’un, Jeune fille, consacré au tournage du film Au hasard Balthazar, de Robert Bresson, en 1965, l’autre, Une année studieuse, consacré à sa rencontre en 1966 avec Jean-Luc Godard.

Au-delà d’une déclaration d’amour sans équivoque au cinéma, ce que j’ai aimé dans ces deux romans, c’est le récit captivant de la vie politique, artistique et cinématographique d’avant Mai 68, tout un bouillonnement intellectuel, un frisson auquel nous convie Wiazemsky.

Dans Jeune fille, on découvre le processus de création, qui conduit une jeune fille, au fil des lectures, des essais, et du quotidien du tournage, à devenir le rôle principal d’un film :

Je me suis mise à aimer profondément, à aimer d’amour, le quotidien d’une vie de tournage, cet instant entre le « Moteur ! » et le « Coupez ! » quand toutes les respirations sont suspendues et que seuls comptent des gestes à faire, des mots à dire. J’aimais cette tension, le rassemblement de tous les membres de l’équipe pendant une poignée de secondes, parfois plus ; le relâchement ensuite, l’effervescence, et à nouveau cette extraordinaire mobilisation de tous.

Anne-Wiazemsky-Une-année-studieuse

Dans Une année studieuse, à nouveau, la manière d’écrire de Wiazemsky, fine, subtile, épurée, rend poreuse la frontière entre réalité et fiction. Elle évoque des êtres tels que Cocteau, Truffaut, Jeanne Moreau. Plus encore, elle évoque un Godard intime, méconnu, attachant autant qu’agaçant… un Jean-Luc à l’image de ces héros ou de ces auteurs dont on nomme seulement le prénom : Jean-Jacques (Rousseau), Gérard (de Nerval)… Julien (Sorel), Emma (Bovary). L’image publique de Godard s’éloigne et nous ne voyons plus que Jean-Luc :

Il parlait avec finesse de chaque film, et je découvrais à quel point le cinéma était vital pour lui. Après chaque projection, dans un café ou au restaurant, il analysait le talent de tel cinéaste, la beauté de telle actrice. Avant, je me contentais d’apprécier tous les films sans les différencier. Il m’apprit à le faire et cela m’enchanta.

Voilà pour les quelques pistes littéraires, quelques-uns de ces romans qui aiment rêver sur « le ruban de rêves », selon Orson Welles, qu’est le cinéma.

Dans mon prochain article, je parlerai de quelques textes qui évoquent comédiens et réalisateurs à travers les yeux de ceux qui les rêvent le plus ou qui les idéalisent le moins, selon les cas, ceux qui ont déjà fait l’objet d’un article il y a peu, leurs enfants.

D’ici là, j’espère vous avoir donné quelques envies de lectures… Merci à ceux et celles qui m’ont conseillée dans l’élaboration de ces articles !

Hors-série n°2 : les romans font leur cinéma

Première partie.

Cet hors-série aurait également pu s’appeler : que mettre dans votre liseuse ou votre sac de plage ? Quels romans évoquent le mieux l’univers du cinéma ? Le septième art étant l’un des plus jeunes, les romans – et plus généralement les écrits – qui y font référence ne pourront remonter qu’au début du vingtième siècle. Je n’en ferai pas pour autant une liste chronologique.

Certains évoquent le cinéma en impressionnistes, par légères touches, qui se fondent dans le décor du roman : le septième art n’est qu’un imaginaire collectif, un nouveau divertissement soudain apparu, et qui suscite une nouvelle culture, de nouvelles richesses, de nouvelles habitudes. Les auteurs de ces oeuvres ont assisté, parfois à l’apparition, souvent à la jeunesse de ce divertissement d’abord méprisé avant d’être accepté.

D’autres font du cinéma leur personnage central… ou si ce n’est le cinéma en lui-même, en tout cas est-ce l’une ou l’autre de ses créatures : comédiens, réalisateurs, critiques ou simples spectateurs. Si bien que l’on retrouve dans le texte l’une de ces mises en abyme propres au cinéma : le spectateur n’observe pas le film sur l’écran, il suit au fil de sa lecture le film en train de se faire, étroitement mêlé à l’intrigue du roman.

Voici quelques exemples du cinéma comme décor et comme acteur du roman, sans organisation particulière, si ce n’est une organisation subjective, de mes propres souvenirs de lecture…

Les Mots, Sartre

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Dans ce roman autobiographique où Sartre évoque avec ironie son enfance – fils d’un mort, élevé par un grand-père amoureux des livres, petit génie sans orthographe qui se rêve écrivain – le cinéma apparaît dans sa toute jeunesse, divertissement populaire et spectacle de foire, et comme un plaisir interdit qu’on savoure en cachette :

« Je défie mes contemporains de me citer la date de leur première rencontre avec le cinéma. Nous entrions à l’aveuglette dans un siècle sans traditions qui devait trancher sur les autres par ses mauvaises manières et le nouvel art, l’art roturier, préfigurait notre barbarie. Né dans une caverne de voleurs, rangé par l’administration au nombre des divertissements forains, il avait des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses ; c’était le divertissement des femmes et des enfants ; nous l’adorions ma mère et moi, mais nous n’y pensions guère et nous n’en parlions jamais : parle-t-on du pain s’il ne manque pas ? Quand nous nous avisâmes de son existence, il y avait beau temps qu’il était devenu notre principal besoin. »

Après avoir évoqué ce nouvel art populaire, Sartre évoque ce qu’il représente pour lui, enfant. Et ce sont parmi les plus belles lignes jamais écrites dans un roman sur le cinéma, selon moi. C’est d’ailleurs difficile de ne prendre arbitrairement qu’un extrait dédié au septième art, dans cette oeuvre :

« Moi, je voulais voir le film au plus près. Dans l’inconfort égalitaire des salles de quartier, j’avais appris que ce nouvel art était à moi, comme à tous. Nous étions du même âge mental : j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler. On disait qu’il était à ses début, qu’il avait des progrès à faire ; je pensais que nous grandirions ensemble. (…) Inaccessible au sacré, j’adorais la magie : le cinéma,  c’était une apparence suspecte que j’aimais perversement pour ce qui lui manquait encore. Ce ruissellement, c’était tout, ce n’était rien, c’était tout réduit à rien : j’assistais aux délires d’une muraille (…). Du noir et du blanc, je faisais des couleurs imminentes qui résumaient en elles toutes les autres et ne les révélaient qu’à l’initié ; je m’enchantais de voir l’invisible. »

Sartre est l’un de ceux qui est né « avec le cinéma » et qui a écrit sur lui. Il fait partie de ces écrivains qui traversent un siècle et qui en vivent les moindres évolutions. Dans les oeuvres fictives (Les Mandarins) et autobiographiques de Beauvoir (tout le cycle qui va des Mémoires d’une jeune fille rangée à la Cérémonie des adieux), le cinéma apparaît ponctuellement sous la forme d’une rencontre avec un film, un comédien ou un réalisateur. De divertissement populaire, il devient progressivement art à part entière et référence d’une société dont les écrivains sont le reflet.

À l’américaine : Fitzgerald et Walker Percy

Fitzgerald est à la mode en ce moment, grâce ou à cause (chacun son point de vue) de la dernière adaptation de Gatsby le magnifique, avec Leonardo di Caprio. S’il n’évoque pas le cinéma, Gatsby est certainement l’un des plus beaux romans qui existent. Le cinéma a cependant une place importante dans l’oeuvre et la vie de Fitzgerald. Il a été scénariste à Hollywood et le septième art apparaît dans deux de ses romans : Le Dernier nabab et Tendre est la nuit.

tendre est la nuit

Dans Tendre est la nuit, la vie d’un couple fascinant, Dick et Nicole Diver, est vue à travers les yeux d’une jeune comédienne, Rosemary. Cette dernière a été révélée dans un film « Daddy’s girl » et elle fait partie de ces stars des années 20-30 qui se doivent de rester fidèles à leur personnage. Daddy’s girl, c’est la « fille à papa »… tout comme Mary Pickford était la « petite fiancée de l’Amérique », Douglas Fairbanks le panache au masculin, et Rudolph Valentino, la séduction. De cet univers de stars, avec ses exigences, ses fantasmes et ses scandales, nous n’avons que de vagues échos :

« si on laissait les choses suivre leur cours normal, aucune puissance au monde ne pourrait empêcher Rosemary d’être éclaboussée par les retombées de l’affaire. Le scandale Arbuckle n’était pas encore oublié. Elle s’était engagée, par contrat, à rester jusqu’au bout une irréprochable Daddy’s girl. »

Tout cela dans une atmosphère où la frivolité n’est que le masque de la mélancolie et du secret…

percy-cinephile

Walker Percy, quant à lui, est l’auteur d’un roman étrange, Le Cinéphile, publié en 1962, où le personnage est le spectateur par excellence et où l’action est un perpétuel ralenti. Comme l’indique la quatrième de couverture, Binx Bolling est une sorte d’Etranger à l’américaine, passionné de cinéma :

« Au-dessus de l’entrée de notre cinéma de quartier, on peut lire en permanence : « Ici, le bonheur ne coûte pas cher ». Et il est vrai que je suis heureux au cinéma, même si le film est mauvais. Beaucoup de gens, je l’ai lu quelque part, passent leur vie à chérir les moments inoubliables de leur passé : la découverte du Parthénon à l’aube, la rencontre, une nuit d’été dans Central Park, d’une belle fille solitaire (…). Moi aussi, un soir j’ai rencontré une fille dans Central Park, mais je n’en conserve pas un très grand souvenir. Ce dont je me souviens par contre, c’est du moment où, dans La Chevauchée fantastique, John Wayne tue trois hommes avec sa carabine, tout en se jetant sur le sol dans la rue poussiéreuse, et de celui où, dans Le Troisième Homme, le petit chat découvre Orson Welles dans l’embrasure d’une porte. »

Policiers et films noirs

Le Miroir se brisa, d’Agatha Christie est l’un des romans policiers qui s’intéresse de près à l’univers du cinéma, aux apparences, aux stars et à leurs failles secrètes. Il met en scène Miss Marple aux prises avec le meurtre d’une secrétaire dans l’entourage d’un couple célèbre, le réalisateur Jason Rudd et la comédienne Marina Gregg. Ce n’est cependant pas la seule fois où Agatha Christie fait apparaître des actrices parmi ses personnages, des femmes excentriques et qui ont généralement beaucoup à cacher. Il y a aussi Arlena Marshall, la victime des Vacances d’Hercule Poirot, et la fabuleuse Mrs Hubbard du Crime de l’Orient-Express, ma préférée, même si je ne sais plus si cela est dû au personnage du roman, ou à l’interprétation qu’en donne Lauren Bacall dans le film de Sidney Lumet.

l'homme intérieur jonathan rabb

L’un des meilleurs policiers que j’ai pu lire avec le cinéma en toile de fonds et en personnage, c’est un roman incroyable, L’Homme intérieurde Jonathan Rabb. L’intrigue se passe à la fin des années 20, à Berlin, où le policier Nikolaï Hoffner est chargé d’enquêter sur la mort d’un des cadres de l’UFA, et dont l’un des principaux suspects n’est autre que le réalisateur Fritz Lang ! Vous l’aurez sans doute compris, l’auteur s’amuse à mêler histoire politique, histoire du cinéma et fiction. C’est prodigieux, bien mené et très prenant. L’atmosphère est étouffante, on y côtoie les bas-fonds de Berlin et les personnalités de l’époque, on déambule dans les quartiers berlinois et les studios de Babelsberg, et les allers-retours entre histoire et invention sont permanents, si bien qu’on s’attendrait presque à croiser, en plus de Fritz Lang, et faisant fi de toute chronologie, le Bogart du Grand sommeil ou les fantômes ressuscités de Boulevard du crépuscule.

Mon préféré : Le livre des illusions, Paul Auster

le livre des illusions auster

C’est un roman que je me souviens avoir lu un été, en vacances. J’ai déjà eu l’occasion de le mentionner. Pour supporter le deuil de sa femme et de ses deux enfants morts dans un accident d’avion, David Zimmer, professeur d’université, décide de se consacrer à l’écriture d’un livre dédié à un cinéaste muet qui a mystérieusement disparu, Hector Mann. Cette entreprise va le conduire de découvertes en nouvelles énigmes, et à l’exploration de tout un univers éphémère, brumeux, toujours entre l’éclat de rire et la grimace, celui du cinéma comique muet.

Qu’Hector Mann soit un personnage fictif importe peu. Paul Auster parvient à nous faire croire qu’il a réellement existé, et qu’il a fait partie de ces étoiles à présent disparues. Il lui a fabriqué un costume, une allure, une panoplie de gags qui rappellent le vagabond de Chaplin ou l’éternel rêveur qu’est Buster Keaton, et même une filmographie, dont il détaille chaque plan !

« Avant le corps, il y a le visage, et avant le visage il y a la mince ligne noire entre le nez et la lèvre supérieure. Filament agité de tics angoissés, corde à sauter métaphysique, fil dansant la chaloupée des émotions, la moustache d’Hector est un sismographe de son état profond et elle ne vous fait pas seulement rire, elle vous indique aussi ce qu’Hector pense, elle vous donne accès à la machinerie de ses pensées. (…) Rien de tout cela ne serait possible sans l’intervention de la caméra. L’intimité avec la moustache parlante est une création de l’objectif. À diverses reprises, dans chacun des films d’Hector, l’angle change soudain et un plan général ou moyen est remplacé par un gros plan. Le visage d’Hector remplit l’écran et, toutes références à l’environnement étant éliminées, la moustache devient le centre du monde. »

Si l’on ne lisait pas plus avant, et si l’on décidait brutalement de passer du muet au parlant, on croirait partir à la rencontre de toutes ces stars du muet et du parlant dont on retient l’élément physique : moustache de Charlot, regard de Garbo, cigarette de Bogart…

Ce livre est une incroyable traversée à la poursuite de ce même invisible que recherchait Sartre au début de cet article… la recherche d’un éphémère absolu, d’un univers où se côtoie rêve et réalité : celui du cinéma.

Suite de cet hors-série le mois prochain !

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