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Ré-enchanter le monde avec Jacques Demy

Je n’ai jamais vu Les Parapluies de Cherbourg. Il fait partie des pans du cinéma dont j’avoue honteusement l’ignorance, avec la majorité des films de Godard (à l’exclusion d’À bout de souffle) et de la filmographie, plus récente, par exemple, des frères Dardenne ou de Kusturica. Allez-y, lapidez-moi.

Un âge pour découvrir Demy ?

Le fait de n’avoir jamais vu, à 27 ans, Les Parapluies de Cherbourg, me fait penser à la réflexion que nous faisaient certains professeurs en prépa : pour eux, la lecture de L’Écume des jours ou de Jane Eyre après 18 ans est impossible. Comme si les oeuvres littéraires, et les oeuvres en général, avaient une date de péremption : «À consommer avant 18 ans» ; comme si, passée cette date, la fraîcheur n’était plus garantie.

Je n’ai donc pas vu Les Parapluies de Cherbourg, ni Lola d’ailleurs. Le premier film de Jacques Demy que j’ai eu l’occasion de voir, c’était justement le dernier, Trois places pour le 26, qui m’a laissé un souvenir inoubliable, quoique très fragmentaire. Le film était enregistré sur une cassette – encore un monde disparu – chez mes parents, et a dû être malencontreusement effacé.

Petit résumé wikipédien, pour ceux qui ne connaissent pas :

Un comédien de music-hall, Yves Montand, revient dans la ville de son adolescence, Marseille, pour préparer le show de sa prochaine tournée internationale. Toutes ses groupies sont en émoi, en particulier Marion, qui ne rêve que des feux de la rampe. Lui songe souvent à Mylène, son amour de jeunesse, qu’il a laissé pour monter à Paris.

Sons et lumières

Je me souviens de Montand et de son smoking, des chorégraphies des danseurs inspirées de Michael Jackson, de la grâce papillonnante de Matilda May (Marion) et de la beauté indétrônable de Françoise Fabian (Mylène). Trois places pour le 26 reste l’un de mes premiers souvenirs cinématographiques, mais j’ai longtemps ignoré le nom de son réalisateur.

Si l’on peut dire quelque chose, cependant, de Jacques Demy, c’est qu’il s’agit très certainement d’un des réalisateurs dont les films nous restent le plus durablement en mémoire, une mémoire visuelle et auditive, une explosion de couleurs et de mélodies, qui nous reviennent par bribes, sans crier gare.

Je n’ai jamais su résister à la magie des Demoiselles de Rochefort ou à celle de Peau d’âne, que j’ai dû voir chacun une bonne dizaine de fois sans jamais me lasser. J’ai une préférence pour Peau d’âne, dont j’aime tant les costumes, les décors et le texte, qui mêle aussi bien Perrault, Prévert, Cocteau. J’adore la fée des Lilas, mon personnage préféré dans ce film, merveilleusement incarnée par Delphine Seyrig, ses répliques « Les fées ont toujours raison », « Décidément je porte très mal le jaune », et sa chanson « Mon enfant, on n’épouse jamais ses parents… »

J’ai des souvenirs très colorés également de Lady Oscar, dont j’ai longtemps ignoré qu’il s’agissait d’un film de Jacques Demy (je regardais le dessin animé à la télévision). Je dois dire que ces souvenirs sont loin d’être les plus mémorables que j’ai de l’univers de Jacques Demy.

Et si l’on vivait dans un film de Demy ?

expo demy cinémathèque

Quels que soient les films et les souvenirs qu’ils nous laissent, un regret demeure : que le monde ne ressemble pas plus aux films de Jacques Demy. Plus généralement, les comédies musicales ont toujours provoqué chez moi la déception que, non, on ne peut pas sortir de chez soi en dansant, accueillir la pluie d’un joyeux Singin’ in the rain, ou cuisiner (à moins d’être seul) en fredonnant la chanson du Cake d’amour.

A l’image des trois amis de Bande à part, qui courent dans les salles du Louvre, je propose donc de visiter l’exposition Jacques Demy à la Cinémathèque française, en lui rendant hommage, et en chantant tout du long, au choix : « Les rêves secrets d’un prince et d’une princesse », « Nous voyageons de ville en ville » ou la chanson « Ciné qui chante, ciné qui danse… » de Yves Montand dans Trois places pour le 26, qui serait encore celle qui se prêterait le mieux au jeu. Qui est partant ?

C’est une belle année qu’une année où Demy s’expose à la Cinémathèque… une année riche de musiques, de costumes et de féerie ! Comme pour toutes les expositions de la Cinémathèque, cela ne va pas sans la publication d’un catalogue, toujours à la hauteur de l’évènement, même si l’on attendrait quelque chose d’un peu moins formel et d’un peu plus fantasque…

Hommage à Jacques Demy

catalogue expo demy

Venons-en donc à cet ouvrage : Le Monde enchanté de Jacques Demy, dirigé par Mathieu Orléan, co-édité par la Cinémathèque française et Skira Flammarion, et sorti, évidemment, en 2013. Comme il se doit, la préface est rédigée par Costa-Gavras, président de la Cinémathèque, et l’introduction, « Jacques Demy ou le rêve éveillé », par Serge Toubiana, directeur de la Cinémathèque.

Que dire ensuite ? En tant que catalogue d’exposition, on peut considérer cet ouvrage comme un parcours iconographique, ponctué par des analyses et des comptes-rendus d’entretiens. Entretiens avec Michel Legrand, compositeur, avec Catherine Deneuve et Jacques Perrin, jumelle et peintre, princesse et prince, et, plus inattendu, avec Harrison Ford. Textes de Agnès Varda, qui oscillent entre l’émotion et le sourire.

Tous témoignent de l’exigence du cinéaste et de la part de rêve dans son oeuvre et dans sa vie. À lire tout particulièrement : « Quand Jacques Demy croise Jean Cocteau » et « Un ruban de rêves » (sur Peau d’âne). À noter : une très jolie variation rimée d’Olivia Rosenthal sur Peau d’âne également : « La situation mérite attention ». Le petit plus : un morceau de pellicule des Parapluies de Cherbourg, sur lequel s’ouvre l’ouvrage.

Quelques extraits :

Avec Peau d’âne, le « ruban de rêves » métaphorique du cinéma trouve son emblème paroxystique dans la robe couleur du temps, taillée à partir de toiles d’écran de cinéma, sur laquelle se projettent des nuages en mouvement. (Un ruban de rêves)

(l’idée d’une robe faite avec une toile d’écran de cinéma ajoute, si possible, encore plus de poésie à cet univers cinématographique)

À propos de Trois places pour le 26, Mathieu Orléan :

Demy rend aux arts de la scène, dont il dévoile les coulisses, le bonheur qu’il en a reçu (…) Dans Trois places, Demy est à la recherche de l’harmonie, mais pas de la bienséance. Avant que le rideau multicolore ne retombe définitivement sur sa pratique protéiforme du cinéma.

On ne serait mieux conclure, si ce n’est avec quelques mots de Jacques Demy, encore sur Peau d’âne :

Ce qui m’intéressait le plus, c’était la possibilité, voire la nécessité, de faire cohabiter le réalisme et la magie.

Et c’est finalement ce qui définit le mieux son cinéma.

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  1. J’ai honte aussi…je n’ai jamais vu les Parapluies de Cherbourg ni les Demoiselles de Rochefort…mais je m’y mets bientôt !
    Et sinon je ne suis pas d’accord…l’écume des jours ça se lit à tous les âges…bon d’accord il vaut mieux l’avoir lu à 18 ans pour rêver et ensuite le relire plus tard pour y découvrir l’ironie mordante… Mais j’aime bien l’idée de la date de péremption des oeuvres…! Il y aurait même une date de péremption inversée, par exemple mes prof de prépa disaient qu’on ne pouvait comprendre Proust qu’à partir de 40 ans…ce qui est un peu cynique puisqu’ils nous ont fait lire la Recherche à 19ans…

  2. Quelle chance de decouvrir les Parapluies et Lola (mes 2 préférés) a l’age adulte! Ces deux films ont magnifiquement traversé le temps.
    Je viens de relire « Jane Eyre », pour la 3e fois, et j’y ai decouvert des merveilles surement reservées aux lecteurs de mon age avancé. Avec le temps, tout ne s’en va pas, on lit avec bien plus de résonance.

    • Je découvrirai donc ces films avec d’autant plus de plaisir, dès que l’occasion se présentera ! Depuis longtemps, je rêve de l’intégrale Demy, mais je n’ai jamais sauté le pas…
      Je citais Jane Eyre en exemple : j’avais également une enseignante qui nous affirmait « Rimbaud a tout écrit à 17 ans, pour vous c’est déjà trop tard » Je me consolais toujours avec l’exemple de Proust, qui a mis toute sa vie à écrire son oeuvre, et de Henri-Pierre Roché, écrivain septuagénaire… Il n’est jamais trop tard pour émerveiller ou être émerveillé.

  3. L’idée d’un « âge limite » de lecture me refile des boutons… Je crois que j’ai vu les parapluies de cherbourg… en tout cas ça me dit vaguement quelque chose. Décidément, moi et le cinéma, c’est pas une immense histoire d’amour.

    • Comme dirait l’autre « t’es une fille et t’as pas vu Peau d’âne ?… » Non, pitié, je ne peux pas en dire plus… entendre les élèves répéter ça à longueur de journée à propos de n’importe quoi, c’est juste insupportable !
      Bref, Camille, il faut absolument que tu vois au moins Peau d’âne, de Jacques Demy. C’est juste magique ! Ou sinon, toi qui aimes tant les mangas, il faut que tu vois Lady Oscar… bien que le film soit à peu près introuvable en France. Enfin, je suis sûre que ça se soigne, ce désamour entre le cinéma et toi. Je ne désespère pas !

      • Naaaaaaan, mais Peau d’Âne, je l’ai vu hein, et même que j’aime bien, et même que je chante la chanson du gâteau très approximativement à chaque fois que je fais de la pâtisserie! Quand même! Et j’aimerais bien voir lady oscar aussi ^o^

  4. steph

    Jeudi 30 mai aura lieu une soirée-événement autour de Jacques Demy à l’Institut Lumière (Lyon 8). Olivier Père, coauteur du livre « Jacques Demy » viendra nous parler du cinéaste et du film « Peau d’âne » (avec une signature du livre à la pause).

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