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Formes et couleurs du brouillon

Après avoir lu mon article sur les post-its et les marques-pages, l’insatiable Eva m’a soufflé cette idée : « Et pourquoi pas un article sur les brouillons ? ». Nous passons un temps certain à nous souffler mutuellement des idées d’articles. Je lui avais suggéré : Pourquoi tu ne le ferais pas, cet article sur les brouillons ? « Prends-le, tu feras un super truc », m’a-t-elle rétorqué, tout en me promettant de me donner des idées, si jamais je séchais… Portée par cet enthousiasme contagieux, je me suis donc lancée.

Mythologie du brouillon

Le brouillon, c’est un élément indispensable et trop souvent négligé de l’écriture. A tort, le brouillon est réduit à l’univers de l’école (cahier de brouillons), de la confusion et du désordre (brouillé, brouillon, brouillard) et de la blague biblique (Eve et Adam, le brouillon et le chef d’oeuvre, que l’on soit homme ou femme, chacun son point de vue).

Bref, le brouillon est un mal aimé. Documentairement parlant, il n’a pas de statut à part entière. Pourtant, on pourrait lui en trouver un : document pré-primaire ? anté-scriptural ? désordre informationnel précédant l’ordre imprimé ? Cette désaffection ne s’arrête pas à son statut.

Lorsque l’on voit ce mot écrit quelque part, on a l’impression d’une erreur. Je viens de l’écrire neuf fois depuis le début de cet article, je crois déjà que je l’orthographie de manière incorrecte. Le brouillon fait mal aux yeux, qu’il s’agisse du mot ou de la chose. Trop de o, trop de l. Trop de ratures, trop de fouillis !

Manuscrit de L'éducation sentimentale

Manuscrit de L’éducation sentimentale

Pourtant le brouillon est voué à un destin hors du commun. Parfois, il excède le simple état de brouillon pour devenir, hasards de la postérité et de la célébrité, un « manuscrit », un « palimpseste » ou une « épreuve » recherchée par les collectionneurs.

Dès qu’il a été transformé, qu’il est passé de l’état indéfini de « brouillon » à l’état défini d’objet fini – le livre – le brouillon atteint la consécration. Il est la matrice originelle, le chaos au milieu duquel se sont accomplis l’oeuvre, la construction parfaite, l’harmonie, l’exploit de la forme. Et il finira par être ce sur quoi le lecteur assidu, le critique ou le passionné, s’appuiera désormais : un retour aux origines. Il justifiera la méthode, l’inspiration, le génie.

Demain dès l'aube, Hugo

Demain dès l’aube, Hugo

Le lecteur curieux aimera jeter un coup d’oeil au laboratoire, comme un gourmand qui veut connaître la recette, à ceci près que dans ces cas tous différents et multiformes, il n’existe aucun recette préétablie. Un brouillon de Hugo ou de Flaubert ne ressemble en rien à un manuscrit de Proust.

Dernière page de la Recherche, Proust

Dernière page de la Recherche, Proust

Ce dernier avait une technique très particulière : il utilisait pour la recherche des cahiers, sur lesquels il collait et pliait des morceaux de papier, appelés « paperolles », au fur et à mesure des ajouts et des enrichissements successifs du texte. De même qu’il évoque souvent une fleur japonaise, un origami d’impressions qui se déploie dans le souvenir que suscite la madeleine, de même son texte se déploie, se déplie, s’amplifie à mesure qu’il le fabrique :

Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

Le brouillon au quotidien

Mais comme me l’a signalé l’exubérante Eva, « on imagine l’écrivain à son bureau, avec un thé et un chat sur les genoux alors que la plupart du temps il griffonne sur un vieux prospectus pendant une conférence qui l’ennuie ou pendant qu’il fait un boulot alimentaire… »

Qu’ils écrivent dans des cahiers, sur des feuilles volantes, sur tout et n’importe quoi (le calepin à côté du téléphone, le dos de l’enveloppe usagée, le ticket de caisse, la note de restaurant, la nappe en papier…) ; qu’ils soit plutôt du genre ordonné – pas une rature, pas une tâche, bref les adeptes du premier jet – ou que « cent fois sur le métier » ils remettent leur ouvrage, chaque écrivain a sa méthode.

Au-delà du brouillon sacralisé de l’écrivain, qui, même fabriqué à partir de tout et surtout de n’importe quoi, fait de bric et de broc, fera s’arracher les cheveux aux héritiers, aux collectionneurs et aux spécialistes de l’oeuvre, il y a les brouillons du quotidien, ceux dont on se souvient, et ceux qu’on préférerait oublier :

  • les brouillons de concours et d’examens (oh les jolies feuilles vertes, jaunes et roses sur lesquels on prépare nos très mémorables dissertations : « La notion d’inconscient psychique est-elle contradictoire ? », « La nature et la culture », « Les classifications décimales ») ;
  • les verso de feuilles déjà utilisées ;
  • les samedis et les dimanches des agendas (mais aussi les vacances, très utiles) ;
  • les post-its, enveloppes et autres bouts de papier déjà cités ;
  • les carnets « spécialement faits pour ça »
  • les répertoires (pour les plus organisés et les fondus de l’ordre alphabétique)
  • les bloc-notes, papier et numériques

On pourrait d’ailleurs se poser la question de l’avenir du brouillon et du manuscrit avec l’utilisation des machines à écrire et des ordinateurs. Rien n’empêche cependant de réécrire par dessus un texte imprimé… mais qu’en est-il lorsque le texte reste pendant un temps certain, à l’état de document dans un dossier, sur le bureau de l’ordinateur ?

L’avenir du brouillon

Le brouillon numérique est moins torturé, moins malmené que son homologue papier. Une correction à faire ? Un petit clic de souris, une petite sélection, et hop, voilà la rature numérique annihilée ! Les acharnés, bornés, obtus, nostalgiques peuvent toujours utiliser la fonction « barrer » ou corriger et annoter le texte dans une autre couleur (j’avais une prof de prépa qui me renvoyait mes commentaires de textes avec de très belles annotations en rouge, et entre parenthèses, comme celle-ci).

Mais ils sont tout de même rares… Tant que le texte n’est pas imprimé, tant qu’il ne devient pas « premier jet » ou « épreuve », adieu les annotations manuscrites, les ratures, les flèches et les déplacements d’un paragraphe à un autre !

Pour se consoler, on peut toujours revivre le frisson de la création manuscrite en s’émerveillant des richesses numériques et numérisées : archives, sites dédiés et autres fonds hauts en couleurs. Petite sélection pour les amateurs :

Manuscrit Sartre

Manuscrit Sartre

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  1. C’est touchant comme document, un brouillon, comme tu dis, c’est une « matrice originelle ». J’avais une prof de français en seconde qui ramassait mes brouillons en plus de mes copies, je sais toujours pas pourquoi, mais j’aimais bien! Moi, quand je pense « brouillon », bizarrement je pense à ceux d’Eva avant tout autres. Ces feuilles de maths recyclés en prises de notes, poèmes, petite histoire, tout et n’importe quoi, toujours très soigné. Et juste après viennent ces immondes feuilles roses pq, vertes dégueulis, jaunes pipi, bleues barbie… Je les HAIS. C’était une riche idée de faire un article sur le sujet ^^

  2. Je vois que tu as relevé le défi avec brio ! Parler du problème documentaire du brouillon est important, le pauvre se trouve bien souvent dans les limbes du système documentaire, sauf s’il vient d’un auteur reconnu.
    Et mettre des images de manuscrits est vraiment une bonne idée ! Je me rends compte que je suis davantage « Proust » que « Hugo » dans mes brouillons, c’est-à-dire plus ratureuse…! J’ai bien aimé aussi la liste des choses sur quoi écrire, spécialement les samedis et dimanches des agendas (sauf au collège, ça sert à s’écrire des mots entre amis!) et les brouillons de concours ! C’est drôle Camille que tu me parles de ses brouillons de l’IUFM, car quand je retombe dessus ce sont plein de souvenirs qui ressortent : mon ancienne coloc qui m’avait filé des feuilles de brouillon avec des exo de math derrière, les trois fluos couleurs utilisés pour surligner les trois parties (thèse / antithèse / synthèse…) du concours blanc sur la politique d’acquisition, les dessins de cupcakes faits dans les marges parce que c’est bientôt l’heure du goûter, les blagues à deux balles sur Ranganathan, les marges investies de bêtises, de réponses entre voisines, comme un tchat feutré pendant le cours sur BCDI… Il y a beaucoup plus sur les brouillons que leur simple utilité !

    D’ailleurs c’est très drôle, hier je viens de retrouver un vieux texte que j’avais écrit pour une revue (la revue a coulé à cause de la crise en 2008 et je n’ai jamais été publiée…) qui questionne tout ça alors je prépare un nouvel article sur le brouillon (peut-être pas pour tout de suite, je bosse dessus avec une copine graphiste alors ça va prendre un ptit plus de temps…). Bref je vais le ré-écrire pour en faire une réponse à ton article, ça va être difficile de faire aussi bien que Cinephiledoc dans le genre « blog brillant qui vulgarise le paralittéraire à coup de références subtiles »…mais je vais essayer ! 🙂

  3. Peut-être plus scientifique que littéraire, le tableau blanc lui-aussi est un excellent support à brouillon. Un brouillon potentiellement partagé, vu qu’il permet un travail collaboratif. Et, intérêt suprême pour les plus flemmards, il peut ensuite être pris en photo et inséré tel quel dans un powerpoint. Si c’est pas beau, tout ça!

    • Je ne peux qu’être d’accord lorsque je vois les tableaux dans The big bang theory… Par contre pour le travail collaboratif, mieux vaut chercher quelqu’un d’autre que Sheldon ! « Don’t look at my board ! »

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