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Passion cinéphile

Deux phénomènes ont contribué à sacraliser le cinéma au vingtième siècle, en France :

  • sa « muséification » à travers la Cinémathèque (archivage, conservation, exposition de tout ce qui entoure le film et sa fabrication – décors, costumes, affiches, photographies, scénarios, et le film lui-même, ses copies et ses extraits) et sa représentation (projection) ;
  • sa réflexivité, tout ce qui s’apparente chez lui à une étude de soi, à travers la critique, par voie de presse ou d’ouvrages documentaires.

Cinémathèque et cinéphilie

Les ouvrages qui s’intéressent à ces sujets s’apparentent à un travail d’archéologue. Qui est tenté par l’étude d’un état d’esprit et d’un enthousiasme qui prend naissance aux racines même d’un art, sera immédiatement conquis par eux. Deux sont particulièrement passionnants :

histoire de la cinémathèque française

  • Histoire de la Cinémathèque française, par Laurent Mannoni, s’intéresse au premier phénomène que j’ai mentionné plus haut. C’est un ouvrage consacré à l’institution de Henri Langlois, créée en 1936, portée par son génial créateur, dragon gardien d’un patrimoine gigantesque, d’un immense Xanadu où il règnera en maître quasi incontesté jusqu’à sa mort en 1977, à l’exception de l’épisode marquant de février 1968, dit « Affaire Langlois ». L’histoire ne s’arrête pas en 1977, cependant. Elle suit les évolutions de l’association, ses différentes directions, ses déménagements successifs, jusqu’à son installation à l’actuel 51 rue de Bercy.
  • La Cinéphilie, d’Antoine de Baecque, s’intéresse quant à elle au second aspect, les différentes formes de réflexivité sur le cinéma, depuis la simple passion du spectateur jusqu’à l’engagement critique du cinéphile, voire son passage à la réalisation de films, et ce dans un contexte qui va de 1944 à 1968.

La Cinéphilie d’Antoine de Baecque est parue pour la première fois en 2003 aux éditions Fayard. Elle a été rééditée cette année, aux éditions Hachette, collection Pluriel.

La cinéphilie

L’ouvrage d’Antoine de Baecque se mérite. On ne l’avale pas comme un menu de fast-food, on le savoure comme un repas gastronomique. Après tout, c’est bien à l’étude d’une gourmandise, d’une gloutonnerie, d’une boulimie culturelle qu’il se consacre. C’est l’étude d’une passion, d’un sentiment irrationnel au prisme de ses manifestations réelles (la critique). C’est l’exploration d’un courant de pensée comparable aux Lumières et au Romantisme en leurs temps. Voilà ce que nous indique l’avertissement :

Peut-on raconter la cinéphilie ? Elle demeure chose mystérieuse, rituelle, secrète : journal intime ou dialogue d’intimité à intimité. L’historien peut-il s’emparer d’une telle passion pour en proposer le récit ?

Querelle des Anciens et des Modernes

Une querelle des Anciens et des Modernes, il y en a une par siècle : celle du 17e, opposant les classiques qui s’appuient sur les auteurs antiques et les modernes qui veulent explorer de nouvelles formes ; celle du 18e autour du théâtre ; celle du 19e qui oppose les Romantiques aux classiques ; enfin celle du 20e, qui oppose la tradition française d’un « cinéma de qualité » et les tenants d’un cinéma nouveau.

C’est cette opposition que va raconter Antoine de Baecque. C’est cette histoire qu’il va nous reconstituer. Que l’on connaisse ou non, que l’on maîtrise ou pas, que l’on soit partisan des uns ou des autres, on ne pourra qu’être happé par le témoignage de ce bouillonnement intellectuel autour d’un seul art, d’une seule passion : le cinéma.

Entre 1944 et 1968, après la Libération (et après une guerre où le cinéma était presque exclusivement français), fort de l’émergence des ciné-clubs et de l’influence de la Cinémathèque, le cinéphile découvre tout un pan de cet univers qui lui échappait, Hollywood, le cinéma soviétique, puis progressivement, un nouveau cinéma mondial.

Deux grandes revues voient le jour : les Cahiers du cinéma et Positif. Au sein de leur rédaction s’activent les plus grands passionnés, soucieux de révéler aux spectateurs tel ou tel cinéaste de prédilection, de condamner les uns et de révéler le génie des autres :

Renoir ou Welles écrivent un film (…) comme Flaubert ou Proust pouvaient le faire d’un roman, en plaçant des virgules et des respirations là où ils le veulent, en convoquant la mémoire ou l’action quand ils le désirent dans la profondeur de champ. Ils inventent un style, et à travers celui-ci, ils sont créateurs, non plus seulement par le sujet qu’ils traitent. (p.105)

Défense du cinéma

L’un après l’autre, les chapitres de ce livre décrivent les grandes figures tutélaires de cette histoire : André Bazin en père spirituel, Georges Sadoul en adorateur du cinéma soviétique, François Truffaut, son livre d’entretiens avec Hitchcock et son article – coup de poing « Une certaine tendance du cinéma français », Roger Tailleur qui, fasciné par Bogart, préfère une politique des acteurs à la politique des auteurs, entre autres :

Bogart devient alors chez Tailleur l’archétype de la présence tragique : « Il est plus souvent du côté des coups reçus que des coups donnés, des perdants que des gagnants. Victime de passages à tabac sanglants et tuméfiants, réchappé de dix années de morts violentes, trempé au plomb et brûlé à la chaise (…) c’est la souffrance qui se lit dans son regard. C’est du moins ce que j’y ai lu tant qu’a duré ma passion bogartienne. Cette passion, cependant, n’est pas christique. Elle est tragique, simplement. Et ce tragique porte, tout entier, mon héros vers son idéal. » (p.230)

D’autres étudient les « grandes crises » et les événements de la critique de l’époque : pro et anti-Hitchcock, pro et anti-Fuller, évolutions et ruptures au sein des Cahiers du cinéma, engagements politiques, mais surtout ce qui rassemble, dans un chapitre captivant : l’amour des femmes, des actrices comme élément déclencheur de la cinéphilie, et le passage d’une nudité suggérée à une nudité assumée (Chapitre « Amour des femmes, amour du cinéma : l’érotomanie cinéphile, maladie infantile des salles obscures ».)

Faire connaître et défendre le cinéma, voilà l’entreprise de ce groupe de critiques, avec ses crises, jusqu’au paroxysme de l’affaire Rivette (l’interdiction de La Religieuse en 1966) et de l’affaire Langlois, véritable mai 68 du cinéma.

Au-delà des oppositions et des conflits, ce qui émeut dans ce livre, dans cette Cinéphilie, c’est le sentiment d’assister, rétrospectivement, à un foisonnement, à un printemps intellectuel semblable à celui des encyclopédistes au siècle des Lumières. Ces hommes qui, malgré des sensibilités et des trajectoires différentes ont finalement fait partager une passion commune : celle d’un art et d’un savoir. Et ce sont encore eux qui ont le mieux répondu à l’exigence de cet Henri Langlois, gardien de ses trésors et collectionneur frénétique : « Une cinémathèque ne doit pas être un cimetière », en la poussant à son acmé : le cinéma ne doit pas être un cimetière.

Notons qu’Antoine de Baecque est également le co-auteur d’une excellente biographie de François Truffaut, et d’un ouvrage sur Tim Burton, entre autres.

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  1. J’aime beaucoup la phrase : « On ne l’avale pas comme un menu de fast-food, on le savoure comme un repas gastronomique. Après tout, c’est bien à l’étude d’une gourmandise, d’une gloutonnerie, d’une boulimie culturelle qu’il se consacre. »
    Après, je suis tout à fait d’accord avec toi sur le mouvement de muséification du cinéma (accompagné de réflexivité) mais comme je suis constamment tiraillée par des questions de muséologie je me suis posée une question…je me demandais également s’il n’y avait pas eu par cette « muséalisation » (entrée des objets au musée) une véritable « patrimonialisation » du cinéma à travers des logiques complexes de monstration d’objets différents (en effet, comment « exposer » un film autrement qu’en exposant des objets du décor, des costumes, des story boards, des extraits de scénarios, des extraits de films…?). Les expositions à la Cinémathèque française en sont un bel exemple. Elles sont aussi l’exemple d’un mouvement d’un certain public (les cinéphiles ou du moins amateurs de cinéma) vers une autre institution culturelle (le musée). Il suffisait de voir les files d’attente pour l’expo Tim Burton à la Cinémathèque l’an dernier (expo incroyable d’ailleurs ! ^^).

    • Décidément, tu es rapide comme l’éclair !
      Effectivement, on peut parler de « patrimonialisation ». C’est le traitement de l’objet « produit dérivé » du cinéma, qui devient condition de sa légitimation en tant qu’art (en tout cas au début, avec la création de la Cinémathèque et du musée du cinéma, puis des cinémathèques en général), et enfin qui permet la valorisation du patrimoine cinématographique. Je renvoie, à ce sujet, au rapport de Serge Toubiana, « Toute la mémoire du monde » :
      http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/rapports/toubiana/toubiana.pdf

  2. Le rapport est vraiment intéressant, ça me rappelle ton mémoire un peu ! 🙂

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