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Décrypter la culture geek

Chercher le geek

Avec un peu d’avance, voici l’article de la rentrée. Je n’aurais pas pu faire, je n’aurais pas pu souhaiter un article plus fédérateur que celui-ci, et qui peut s’adresser aussi bien aux cinéphiles qu’aux profs-docs, et aux littéraires qu’aux scientifiques.

Au cours de mes déambulations en librairie et de mes vagabondages sur Internet, je cherchais quelque chose d’alléchant dans les nouveautés cinéma. Pendant un certain temps, échec. Quand, par hasard, je suis tombée sur le genre de livre dont on se dit : « Il me le faut, celui-là, il me le faut. » (réaction comparable à celle que l’on a face au dernier vêtement à sa taille un jour de soldes… quoique je ne sois pas sûre que ce soit la comparaison la plus appropriée !)

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Culture geek est un ouvrage de David Peyron, docteur en sciences de l’information et de la communication, paru en août 2013 aux éditions Fyp. Culture geek, pourquoi ? Parce que l’auteur tente en quelques chapitres, de cerner ce que recouvre l’identité auto-revendiquée du geek, de nous la faire comprendre et reconnaître.

Qui est le geek ?

Le livre de David Peyron n’est pas un catalogue de tout ce qu’est le geek et de tout ce qu’il aime – littérature, informatique, cinéma, comics, jeux de rôle, séries télévisées. Cependant, il nous entraîne dans l’histoire fascinante de l’émergence du terme « geek ». Brièvement, il nous semble retrouver dans ce portrait quelques éléments de l’Histoire de la folie à l’âge classique, de Foucault. À l’origine, en effet, au Moyen-âge, le « geek » (orthographié geck puis gecken) désigne soit l’idiot du village, soit un monstre de foire :

Il était généralement présenté comme un enfant sauvage (…). En réalité il s’agissait généralement d’un vagabond que les organisateurs payaient pour assurer le spectacle, d’un handicapé mental ou d’un membre de la troupe n’ayant plus les capacités physiques d’assurer ses prestations habituelles (…). Le spectacle du geek consistait à avaler tout ce qui se présentait à lui : bris de verre, pierres, objets divers. (…)

Le geek est ainsi un « idiot social » qui a du mal à communiquer. Avec l’autre acception qui garde les traces d’une forme de marginalité, arrive l’idée d’une capacité surhumaine (qui peut être feinte) à avaler tout et n’importe quoi avec avidité, et ce de manière pantagruélique et indistincte.

Au fil des pages, et au hasard des exemples que donne David Peyron, on retrouve les traces de cet appétit insatiable : de Tolkien à Terry Pratchett (en passant par Douglas Adams, Asimov, Frank Herbert, Max Brooks, George Martin) pour la littérature, de Star Trek à Fringe (en passant par X-Files, Doctor Who ou encore The Big bang theory) pour les séries télévisées, et de Star Wars au Seigneur des anneaux (en passant par Retour vers le futur, Matrix et les adaptations des studios Marvel) pour les films.

Quoiqu’il en soit, pour l’auteur, le geek est un curieux, un passionné, dont l’intérêt pour un univers le pousse sans cesse à approfondir, à éprouver la cohérence de cet univers, et à le faire déborder de son support originel :

Ce peut être le style, ou encore les personnages qui font que des geeks aiment telle ou telle oeuvre, mais le plus important est l’univers, l’arpenter, se l’approprier de manière toute personnelle et en faire un terrain connu. Ce qui prend du temps. Que ce soit par la relecture, le revisionnage, ou le rétrogaming, le temps long (de la fiction et de la réception), la fidélité à l’objet et le retour vers lui permettent de décrire ce qui fait le sel de la passion. Cela renvoie à un rapport spécifique, expert, poussant chaque univers à ses limites, chacun à sa manière. Dans cette perspective, chaque support ajoute sa pierre à l’édifice de la pratique de ces mondes comme sorte de bacs à sable, d’objets ludiques et emplis de potentiels. Le jeu est une fiction, la fiction est un jeu et le monde est un terrain ludique, d’engagement et d’appropriations multiples.

Pour mieux cerner une identité si foisonnante et si dispersée, David Peyron dégage trois aspects majeurs de la culture geek, et ce au-delà des conditions scolaires et sociales originelles du geek, même si ces dernières sont également abordées. Il s’agit de la convergence culturelle, du rapport transmédiatique aux oeuvres et de l’érudition par le détail.

Culture transmédiatique, convergence et érudition

L’exemple le plus parlant pour évoquer l’aspect transmédiatique de la culture geek est Star Wars. C’est en tout cas l’exemple, parmi tant d’autres, que choisit d’exploiter l’auteur. Il s’agit de la propension d’un univers geek à s’étendre, c’est-à-dire aussi bien à s’approfondir sur le plan géographique, sociologique, historique, qu’à s’exporter vers d’autres formats.

Star Wars, ce n’est pas seulement un film, c’est une série de romans qui explorent les confins de la galaxie, exploitent les personnages secondaires, étudient les langues et la culture des différentes civilisations. Ce sont aussi des comics, des produits dérivés, des jeux, des séries télévisées. Tout pour répondre à l’appétit des geeks, à leur besoin d’appropriation, de collection et d’extension de leurs univers favoris.

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La convergence découle de cette culture transmédiatique : il s’agit de la propension des différents médias à être des références les uns pour les autres (livres pour films, films pour livres, films pour jeux vidéos…) et des geeks à passer allègrement de l’un à l’autre. Les oeuvres ne sont plus des entités fermées : elles deviennent, à l’instar de Star Wars, des univers hyper-approfondis, hyper-référencés, que vont à leur tour étendre les geeks, puisqu’ils vont eux-mêmes produire des « hommages », des citations, et des extensions référencées de ces univers (vidéos, fanfictions, mèmes, etc.).

Enfin, l’érudition est ce qui permet au geek de se construire en tant que tel, de s’affirmer par la connaissance la plus poussée possible qu’il ait de l’univers de prédilection. Saisir la petite phrase, l’élément de décor qui fait sens dans un film, ou l’incohérence, la faille qui émerge d’un autre, c’est pouvoir revendiquer un regard d’expert sur l’oeuvre, et la reconnaissance de ses pairs.

Trouver le geek

À tous ceux qui veulent comprendre et apprivoiser cet étrange animal qu’est le geek, à tous ceux qui se demandent si un jour ou l’autre ils seront dignes de revendiquer cette identité, à ceux qui sont simplement intrigués ou fascinés par cette façon gloutonne de s’approprier l’information et de la partager, ce livre soulèvera peut-être un pan du mystère. On s’y plonge avec plaisir, un plaisir communicatif que l’auteur a bien su nous faire partager :

En 2007, lorsque je commençais à explorer ce que pouvait être le style geek et comment le caractériser, j’ai découvert un tee-shirt mis en vente sur internet. On pouvait y lire une phrase écrite en blanc sur fond noir : « I never got my acceptance letter from Hogwarts, so I left the Shire to become a Jedi. » (…) À lui seul, ce tee-shirt résume une grande partie du propos de ce livre, et la manière ludique et pulp dont les geeks s’emparent d’objets populaires pour en faire une identité affichée, revendiquée et transmédiatique.

Une chose cependant est sûre : personne n’a besoin d’un livre pour se prouver à lui-même qu’il est absolument ce qu’il croit être. Les geeks auront-ils besoin de ce livre ? Pas nécessairement. Si ce n’est pour une simple promenade de reconnaissance plutôt agréable, qui les fera sourire, et qui fourmillera, pour eux, de clins d’oeil.

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12 Commentaires

  1. Roh, trop bien, c’est super comme définition du geek, surtout quand on entends du tout et du n’importe quoi sur le sujet! Et j’ai particulièrement adoré le dessin de ce qu’il y a dans la tête des geeks (j’ai cherché pron dans les geek obsessions par contre, pas trouvé, ça manque 🙂 (au fait, c’est tiré du bouquin?). Je rajouterais que ce qui fait du geek un geek et non pas un otaku (passionné de manga, au sens élargi, passionné d’un truc), c’est que toujours, à un moment ou à un autre, l’informatique et la culture internet est là. Je crois que ce livre va aussi finir dans ma bibliothèque o/

    • Le dessin ne vient pas du livre… c’est une illu que Greg m’avait trouvé à un moment où l’on débattait sur nos identités geeks respectives… la sienne plus informaticienne et scientifique (et SF aussi), la mienne plus fantasy et cinéphile. Tu auras remarqué que dans la branche « littéraire » du geek, ils citent tout de même la classification Dewey !!!
      L’auteur n’oublie pas de distinguer dans son livre le terme « otaku », petit plus pour toi je pense, pour t’inciter à l’acquisition !!!

  2. Génial cet article ma Juliette ! Cela répond à plein de questions que je me pose sur la culture geek et surtout le regard réfléxif qu’on pose dessus. J’aime beaucoup la référence à Foucault. Et en lisant le livre, on comprend les nuances entre geek, nerd et nolife ?
    Rien à voir mais il y a par contre un truc qui me froisse toujours un peu avec certains geeks. Leur connaissance de certaines oeuvres de fictions sont si pointues que si au cours d’une soirée tu leur dis que tu n’as pas compris la référence à Star Wars quand ils ont hurlé « Oh it’s a trap » ils te répondent « Tu n’as vraiment aucune culture », alors que quand ils ne relèvent pas ma référence à Phèdre ou à Boris Vian dans une phrase je ne fustige pas leur inculture…(bon mais ça c’était pour râler).

    • Oui ! super ! le grand retour d’Eva la commentatrice ! I’ve missed you girl !
      Les nuances sont faites entre geek et nerd, il y a même un glossaire à la fin !
      J’avoue que mes références sur Star Wars sont lacunaires en comparaison avec celles que je peux avoir de Kaamelott, et dans une moindre mesure, du Trône de fer et du Seigneur des anneaux (aussi bien livres que série ou films). Et je suis généralement tombée sur d’autres geeks assez patients et indulgents pour combler mes lacunes et éclaircir les références quelque peu obscures.
      Mais c’est justement ce que l’auteur explique : le détail permet de se distinguer en tant que geek… si tu t’immisces dans une communauté de geek sans maîtriser le détail, tu risques gros… seule contre tous. Après, tu peux peut-être leur tendre un piège et les inviter un par un à une soirée de littéraires qui évoquent Proust, Roland Barthes et « l’innocent paradis plein de plaisirs furtifs… » (je teste la référence, attention ne me déçois pas !).

      • La réponse est Baudelaire ! Ou 42…! ^^

        • Mince alors, les deux réponses sont recevables ! Bon la réponse officielle est bien Baudelaire, tu fais honneur au clan des littéraires (et des cinéphiles) : le vers est extrait du poème Moesta et Errabunda de Baudelaire, qui est récité avec délectation par Suzanne Flon et André Dussolier dans Les Enfants du marais (les bons films français existent encore, et à ce titre j’ai d’ailleurs ajouté une pierre à mes références en m’amusant de chaque réplique du Prénom !) :
          « Mais le vert paradis des amours enfantines / L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs / Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ? / Peut-on le ramener avec des cris plaintifs ? / Et l’animer encor d’une voix argentine / L’innocent paradis plein de plaisirs furtifs ? »

  3. Je me permet d’ajouter que pour ceux/celles qui veulent aller plus loin ou qui ont pas envie d’acheter le livre (quelle idée ^^) j’ai pas mal de textes en lignes qui approfondissent certains points du livre et de la thèse dont il vient. http://davidpeyron.wordpress.com/textes-et-extraits/
    Merci encore pour la chouette recension.
    Rosam dominus medius est vulpis, ça veut rien dire mais ça boucle bien.

    David Peyron

  4. C’est quand même amusant, cette évolution du sens du mot « geek » depuis l’idiot comique médiéval jusqu’à l’intellectuel technophile actuel. Dire que c’était une insulte dans les sitcoms américains de mon jeune temps, alors que maintenant c’est un statut revendiqué par tout un tas de d’jeuns qui confondent expertise en informatique et hyperactivité sur facebook…
    Ah au fait, ce commentaire t’est gracieusement décerné par Giwdul, qui commence tout doucement à se mettre à WordPress.

    • Il est vrai ma chère Giwdul que tu croules sous le fardeau des années… non mais je rêve ! c’est quoi cette allusion au jeune temps ! Quoique mon quotidien avec les chers enfants me fasse souvent penser à un jeune temps aussi… et que je cultive pendant les vacances mon immaturité chronique 😉
      J’espère que, comment dire, pas mon manque d’habileté informatique, mais plutôt je dirais une certaine forme de naïveté mêlée de crainte face à l’outil, et davantage d’enthousiasme que d’expérience, me permettent – ou me permettront – de revendiquer ce statut !
      Je salue avec plaisir ton retour à WordPress en tout cas, et j’apporterai demain dans mon sac ce fameux livre pour que tu puisses y jeter un coup d’oeil !

      • Damned! Le contenu de mon commentaire nécessite des éclaircissements! 😉
        Je ne me sens pas vieille du tout, mais mon allusion au jeune temps vient du fait que les sitcoms évoqués, eux, ont violemment vieilli et donnent l’impression de dépeindre une époque antédiluvienne.
        Par ailleurs, je ne nie pas l’existence de geeks indépendamment du monde informatique (et donc ton statut de geekette) : je m’insurge tout simplement contre les gamines de treize ans qui se revendiquent geek sous des prétextes fallacieux et dans le seul but de submerger l’univers de photos d’elles avec des lunettes. Parce que maintenant c’est « cute », figure-toi, d’être geek. Mais bon, je t’accorde que je devrais moins fréquenter deviantART et un peu plus les développeurs de l’open-space d’à côté, ça me mettrait du baume au cœur quant au futur de la communauté geek.
        Et j’attends le livre avec impatience!

        • Me voilà rassurée ! C’est vrai qu’ils ont vieilli, les sitcoms, et pas qu’eux. Je pense à certains dessins animés où les héros pianotent allègrement sur des « machines », des ersatz d’ordinateurs qui sont censés produire des résultats extraordinaires. Pour moi l’image du geek à l’ancienne, ce serait très certainement… un mix entre Doc et l’informaticien véreux de Jurassic Park ! Finalement, cette image s’est tellement modernisée, vulgarisée, que, comme le souligne l’auteur, les « suiveurs de mode » n’ont pris que les apparences, et tant mieux, ils ont laissé aux geeks la maîtrise de leur territoire linguistique et culturel. Face aux geeks, ils ne peuvent donc pas faire très longtemps illusion !

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