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Étiquette : Orson Welles

Les réalisateurs ont la parole

L’entretien est l’une des formes privilégiées qu’adoptent les revues spécialisées et les ouvrages sur le cinéma. Rendus célèbres notamment par les Cahiers du cinéma, dont les critiques – futurs cinéastes – sont allés régulièrement interroger leurs pères spirituels (André Bazin, Hitchcock…), puis leurs pairs, ils sont devenus l’une des références en matière de cinéma sous la forme du Hitchbook.

La bible du cinéphile

Qu’est-ce que le Hitchbook ? J’ai déjà eu l’occasion d’en parler. Le Hitchbook, ce sont les entretiens menés par François Truffaut avec Alfred Hitchcock, et publiés pour la première fois en 1966. En 1983, l’ouvrage a fait l’objet d’une réédition qui ajoute au texte une préface et un dernier chapitre consacré aux derniers films d’Hitchcock.

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Durant ces entretiens, les deux cinéastes vont aborder tous les aspects de la vie et de l’oeuvre d’Hitchcock – enfance, genèse de chaque projet, secrets de fabrication des scènes majeures de la mythologie hitchcockienne (la scène de la douche de Psychose, différentes scènes de la Mort aux trousses, etc.) – mais surtout, ils vont donner au lecteur une « leçon de cinéma ». Le Hitchbook est la bible du cinéphile, une référence, l’un des seuls, voire le seul, textes à garder, à lire et à relire sur le cinéma.

Pour une présentation de cet ouvrage par celui qui en est à l’origine, voir cette vidéo de l’INA, vidéo que je n’ai malheureusement pas réussi à intégrer dans le corps de l’article.

Les entretiens Hitchcock / Truffaut sont un modèle souvent copié, rarement égalé pour donner la vision d’une oeuvre de cinéaste, le panorama d’une époque ou d’un univers (pays, continent) cinématographique, ou du cinéma en général. Depuis 1966, les entretiens ont été menés par des cinéastes, critiques, ou cinéphiles auprès des cinéastes les plus célèbres.

Quelques exemples :

  •  Truffaut s’est lui-même livré à l’exercice des entretiens entre 1959 et 1984, rassemblés dans Le Cinéma selon François Truffaut, par Anne Gillain, publiés en 1988 aux éditions Flammarion.
  • Egalement avec Truffaut, les entretiens radiophoniques menés par Claude-Jean Philippe sous le titre Mémoires d’un cinéaste, et que la boutique de l’INA propose sous forme de deux CD.
  • Les entretiens d’Orson Welles avec Peter Bogdanovich publiés en 1997 aux éditions du Seuil (collection Points virgule) sous le titre Moi, Orson Welles.
  • Les Entretiens avec Woody Allen, d’Eric Lax, publiés en 2008 aux éditions Plon, qui rassemblent les interviews menées par l’auteur avec Woody Allen entre 1971 et 2008.
  • Tim Burton : entretiens avec Mark Salisbury, publié en 2009 aux éditions Sonatine. Pénétrez dans l’univers du maître du fantastique.
  • Conversations avec Claude Sautet, de Michel Boujut, parues en 2001 aux éditions Actes Sud, et malheureusement épuisées.

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La liste pourrait être encore longue…

Généralement, ce type d’entretiens, qu’il s’agisse d’une longue et unique rencontre leur donnant naissance ou que les deux protagonistes se retrouvent à intervalles réguliers, fait la rétrospective d’une oeuvre, d’un parcours cinématographique.

Cependant, l’ouvrage qui m’intéresse aujourd’hui choisit un autre angle d’attaque.

Un instant T du cinéma

Par manque de temps, je n’ai pas pu lire et publier avant cet article. Le livre que j’ai retenu pour ce mois-ci est donc paru en avril 2014 – mais il est également vrai que, comme je l’ai déjà signalé, il y a en ce moment relativement peu de publications sur le cinéma, même dans le rayon fictions, si l’on exclut tout ce qui paraît actuellement sur Grace Kelly.

D’ailleurs, si j’ai choisi de n’aborder aucune de ces biographies, ce n’est pas parce que j’ai arbitrairement décidé de « black-lister » Grace Kelly de ce blog – j’ai déjà eu l’occasion de lui consacrer un article – mais parce que je ne voulais pas choisir entre toutes ces publications qui me semblaient surfer sur la vague du glamour / people / sensation / mélo.

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Bref, ayant, comme à mon habitude, digressé d’un sujet à l’autre, je présente enfin le livre retenu. Une renaissance américaine : entretiens avec 30 cinéastes, de Michel Ciment, est paru aux éditions Nouveau monde, dans la collection Cinéma.

Comme l’indique son sous-titre, il rassemble des entretiens réalisés avec 30 cinéastes américains, ayant commencé leur carrière de réalisateurs entre les années 1970 et 1980, après l’âge du muet et l’âge d’or d’Hollywood. Leur cinéma est le témoignage d’un changement radical dans la société américaine.

Réalisés en une fois pour chaque réalisateur, lors de la sortie d’un de ses films (petit budget ou grosse production), ces entretiens sont à la fois le témoignage d’un instant pris sur le vif (à un certain moment d’une oeuvre) et l’occasion, finalement, d’une rétrospective du cinéma américain .

Les réalisateurs interrogés sont alors souvent en début de carrière, ou n’ont pas encore réalisé les œuvres pour lesquelles le grand public les connaît le mieux, et ces entretiens témoignent donc de tout ce qu’il y a d’embryonnaire dans une oeuvre.

30 instants du cinéma américain

Dans ce recueil de Michel Ciment, on retrouve donc, par ordre alphabétique, 30 cinéastes américains : entre autres, Woody Allen (1994 : Coups de feu sur Broadway), Tim Burton (1991 : Edward aux mains d’argent), Coppola, Clint Eastwood, Stanley Kubrick (1987 : Full metal jacket), George  Lucas avant le triomphe de Star Wars (1977 : American Graffiti), Sydney Pollack, Martin Scorsese, Quentin Tarantino avant Pulp fiction (1992 : Reservoirs dogs) ou encore Robert Zemeckis.

Chaque entretien est précédé d’une photo en noir et blanc du réalisateur et d’un court texte d’introduction, retraçant sa carrière et le contexte dans lequel cet entretien a été réalisé.

Les entretiens sont livrés dans une forme un peu brute, les portraits en noir et blanc étant les seuls illustrations de l’ouvrage. Cette forme aride peut décourager le lecteur, c’est l’inconvénient majeur de cet ouvrage.

Son avantage en revanche, c’est la forme même des entretiens multiples, des textes que l’on peut lire dans le désordre et en ouvrant le livre au hasard, qu’on ait envie de « lire la voix » de Tim Burton, de George Lucas ou de Tarantino – curieusement, le grand absent restant Spielberg…

Un autre de ses avantages, c’est la découverte à chaque fois d’un regard singulier sur le cinéma. Chacun offre au lecteur cet amour pour son art dans tout ce qu’il a d’unique pour lui : Woody Allen et sa passion des ambiances de jazz, George Lucas et ses références de science-fiction, Tim Burton, ses souvenirs du cinéma d’horreur et sa manière si singulière de peindre des petites villes américaines proches de celle de son enfance.

Le tout est riche, dense, foisonnant, et donne envie de se replonger dans l’univers de chacun d’eux, pour en retrouver les images, les décors, les créatures et les sons.

A compléter avec :

  • Amis américains. Entretiens avec les grands auteurs d’Hollywood, de Bertrand Tavernier,  paru en 2008 aux éditions Actes sud ;
  • Mythes et idéologie du cinéma américain, ouvrage consacrés principalement aux films de science-fiction et catastrophes, que j’ai eu l’occasion d’évoquer dans un article – article ayant fait polémique :
  • L’Amérique évanouie, circuit dans les décors naturels américains des films d’horreur et de suspense, entre autres. Article à retrouver ici.

Réalisateurs, à vos actes manqués…

Le film et les hasards de sa fabrication

Aucun film ne montre plus clairement que La Nuit américaine, de François Truffaut – auquel j’avais déjà consacré un article – toutes les motivations humaines, techniques, artistiques et économiques nécessaires à la fabrication d’un film… Aucun film ne montre plus clairement aussi à quel point ces facteurs humains, techniques et économiques peuvent être des obstacles à ce que ce film voie le jour.

Dans ce film sur le tournage d’un film, on perçoit tout ce qui est « sur le fil », tout ce qui est soumis à un ensemble, tout ce qui fait qu’une seule pièce de la mécanique enclenchée peut mettre à mal un équilibre déjà précaire, depuis les moments de découragement du réalisateur :

(…) On peut faire des films avec n’importe quoi. (Il a pris un Nice matin et lit les gros titres de première page) On peut faire un film avec «Kissinger, mission fructueuse»… «La greffe cardiaque»… «Le bijoutier qui blesse sa femme d’un coup de feu»…

jusqu’à la mort accidentelle d’un des éléments clefs du film :

Depuis que je fais du cinéma, j’ai toujours redouté ce qui vient d’arriver : le tournage arrêté par la mort d’un acteur. En même temps qu’Alexandre, toute une époque du cinéma va disparaître. On abandonne les studios, les films se tourneront dans la rue, sans vedette et sans scénario. On ne fera plus de film comme Je vous présente Paméla.

Le livre dont je vais vous parler aujourd’hui présente quelques-uns des plus grands projets avortés du cinéma. Des rêves qui ont marqué l’esprit d’un réalisateur – voire de plusieurs – et qui n’ont jamais pu être portés à l’écran.

Le petit détail dans la préface

Il s’agit de l’ouvrage Les Plus grands films que vous ne verrez jamais, ouvrage dirigé par Simon Braund, écrivain anglo-saxon, et paru en octobre 2013 aux éditions Dunod. C’est un très beau livre, assez dense, bien illustré et agréable à lire, malgré quelques petites incohérences (presque) vite oubliées.

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La préface, à partir d’un exemple célèbre qui a failli être abandonné, celui des Dents de la mer, nous confronte au sujet sous un angle captivant :

En plus du plaisir d’imaginer ce que ces films auraient pu donner, on peut se demander, s’ils étaient sortis, quel aurait été leur impact sur la carrière des artistes impliqués et sur l’histoire du cinéma. Prenez par exemple le Napoléon de Kubrick. Le film s’annonçait comme un projet énorme qui aurait occupé Kubrick durant tout le début des années 1970. Ce qui veut dire qu’Orange mécanique (1971), film essentiel pour la vie personnelle et professionnelle de son auteur et pour la culture populaire de l’époque, n’aurait sans doute jamais vu le jour. (…)

D’une certaine façon, les films qui vont vous être présentés permettent d’esquisser une histoire alternative du cinéma. (…)

«Faire un film, c’est comme monter dans une diligence», a dit Steven Spielberg, pensant sans doute aux Dents de la mer. «Au début, vous espérez faire un voyage agréable. Mais au bout d’un moment, vous n’avez plus qu’une seule envie : arriver.» Vous découvrirez ici des films qui ne sont pas arrivés à bon port. (…) Des films, en un mot, qui ont perdu leurs roues, nous laissant errant parmi les débris, à nous demander ce qui se serait passé s’ils étaient arrivés à destination.

Toute la fin de cette longue citation m’a laissé un arrière-goût étrange. Certes, voici une façon superbe de présenter le parti pris d’un ouvrage. Mais ce n’est pas pour rien que j’ai cité ces quelques phrases précisément. Et ce n’est pas pour rien non plus que j’ai mentionné La Nuit américaine au début de cet article. Car, si jamais Spielberg a pu dire une chose pareille à propos des Dents de la mer, film sorti en 1975, il citait – et c’est plus que probable – une phrase de Ferrand, incarné par François Truffaut, dans La Nuit américaine, sortie en 1973 :

Un tournage de film, ça ressemble exactement au trajet d’une diligence au Far West. D’abord, on espère faire un beau voyage et puis très vite on en vient à se demander si on arrivera à destination.

Vous pouvez dire que je pinaille, mais tout de même : rendons à César ce qui est à César. Et à Claude Lacombe ce qui est à Claude Lacombe.

Voyage dans les greniers du cinéma

Il n’en reste pas moins que Les plus grands films que vous ne verrez jamais est un livre captivant, né certainement d’une idée lumineuse : faire connaître les projets les plus fous des maîtres du septième art.

Les films sont présentés chronologiquement, par décennies, depuis le Napoléon rêvé par Charles Chaplin dans les années 20, jusqu’à l’adaptation du roman Potzdamer Platz, qui devait être réalisée par le regretté Tony Scott en 2012.

Toutes les déconvenues, les déceptions, les malchances qui empêchent la sortie d’un film, sont décrites dans cet ouvrage : manque de temps, manque d’argent, incompréhension entre différents univers (artistiques, financiers), mort d’un acteur ou d’un réalisateur…

Le film peut également être arrêté à différents stades de sa fabrication : depuis la simple idée, le simple rêve formulé par le réalisateur, jusqu’au projet quasi achevé, auquel il manque parfois une scène, voire complètement terminé, et qui dort dans des cartons.

Dans ce livre, on retrouve aussi bien le projet qu’un homme a voulu accomplir durant toute sa vie artistique, personnelle et professionnelle, que les réalisateurs «multi-récidivistes» de films que nous ne verront jamais – parmi eux, Hitchcock, Orson Welles ou encore Ridley Scott.

Certains de ces projets sont passés à la postérité dans des circonstances malheureuses : Something’s got to give de George Cukor, interrompu par la mort de Marilyn Monroe, L’Enfer de Clouzot, mettant en scène Romy Schneider et Serge Reggiani, véritable gouffre financier orchestré par un tyran, et stoppé net lorsque Clouzot fait une crise cardiaque. Ou encore le Don Quixote d’Orson Welles et le Voyage de G. Mastorna de Fellini, que j’ai déjà eu l’occasion de mentionner.

Pour chaque film, l’ouvrage raconte la genèse du projet, les étapes de mise en route (scénario, casting, négociations d’un budget, constitutions d’archives…), les obstacles et ce qui a entraîné l’arrêt, plus ou moins brutal, du projet. Pour chacun d’eux, également, a été conçue une affiche fictive – excellente idée qui suscite la tentation de donner une réalité (toute virtuelle) à ce que nous ne verrons jamais.

Exemple d'affiche fictive.  Source : http://www.lesplusgrandsfilms.com

Exemple d’affiche fictive.
Source : http://www.lesplusgrandsfilms.com

À la fin de chaque projet, une note sur 10 correspond à la chance – parfois inexistante – que nous avons d’un jour voir sortir ce film. Généralement cette note ne va pas au-delà de 5, même pour les projets les plus récents. Enfin, les auteurs nous indiquent toujours ce qui a eu lieu «après» pour le réalisateur, les acteurs, les scénaristes, et de quelle manière ce film avorté a pu nourrir leur carrière et la hanter.

Même si cet ouvrage reste mené d’une façon magistrale, on peut regretter qu’il se consacre presque exclusivement à des réalisateurs hollywoodiens et / ou anglo-saxons, malgré quelques exceptions notables : Eisenstein, Bresson, Clouzot, Fellini, Sergio Leone ou Louis Malle (évidemment, ceux qui me connaissent bien, savent que j’aurai aimé qu’on me parle de 00-14, le dernier projet de Truffaut).

Cependant, on ne peut s’empêcher, en refermant ce livre, de rêver à ce qu’aurait pu être ces films qui ne verront jamais la lumière – ainsi l’auteur gagne-t-il son pari :

  • en effet, on ne peut que déplorer l’absence d’un Napoléon tourné par Kubrick, lorsque l’on considère à quel point ce dernier excellait dans les films historiques, tels que Spartacus et Barry Lyndon. Si l’on peut se consoler avec le Napoléon de Guitry – et encore – les productions récentes (avec un Christian Clavier simiesque) ne nous laissent guère d’espoir tant en matière de qualité cinématographique que de fidélité historique… Une seule solution, revoir Barry Lyndon : qualité excellente, et proximité historique de la période napoléonienne !
  • découvrir que Hayao Miyazaki aurait pu réaliser une adaptation de Fifi Brindacier, alors que l’on a passé son enfance devant l’adaptation débilitante pour la télévision, et que Miyazaki a annoncé qu’il arrêtait la réalisation, c’est un crève-coeur, tout de même. En s’émerveillant devant Princesse Mononoké, Le Voyage de Chihiro ou Le Château ambulant, on attend également l’ultime projet du maître japonais : Le Vent se lève !

Le vent se lève

  • enfin, même si j’ai adoré Gladiator, je ne regrette absolument pas que la suite n’ait jamais pu sortir, étant donné le scénario délirant sur lequel elle s’appuyait : un Maximus ressuscité d’entre les morts qui vient à la rescousse de chrétiens persécutés. Il est rassurant que Russell Crowe et Ridley Scott se soient tournés vers d’autres horizons cinématographiques.

Bref, ce livre fourmille de films qui auraient pu exister, délirants, exorbitants, passant d’une main à l’autre, dans le labyrinthe des studios et le dédale des formalités administratives et financières, au milieu des conflits d’intérêts et de personnalités.

Mais pour ces quelques chefs d’oeuvres que nous ne verront jamais, combien de films négligeables sortent ou ne sortent pas, combien de merveilles avons-nous raté et combien nous en reste-t-il encore à voir ?

  • Sur le film L’Enfer, de Clouzot, voir le très beau livre de Serge Bromberg, Romy dans L’Enfer, paru en 2009 aux éditions Albin Michel.
  • Sur le dernier projet de Truffaut, 00-14, voir le livre publié par son scénariste Jean Gruault, sous le titre Belle époque, et paru en 1996 chez Gallimard.
  • Sur Orson Welles et ses multiples projets avortés, j’ai déjà eu l’occasion de mentionner le très beau livre que lui a consacré sa fille Chris Welles, ainsi que le très bel ouvrage paru aux éditions des Cahiers du cinéma, Welles au travail, de Jean-Pierre Berthomé et François Thomas.
  • Enfin, sur le retour impossible de Greta Garbo au cinéma, et le magnifique livre que lui avait consacré René de Ceccatty, Un renoncement, voir l’article publié en avril sur Cinephiledoc.

Le pouvoir visuel de l’écrit

Les personnes qui ont vu Gravity, d’Alfonso Cuarón se souviennent des premières minutes de ce film – à ceux et celles qui ne l’ont pas encore vu, ceci n’est pas un spoiler.

Gravity

© Warner Bros. France

Sur l’écran apparaissent quelques mots :

À 600 KM AU DESSUS DE LA TERRE,

IL N’Y A RIEN POUR PORTER LE SON

NI PRESSION ATMOSPHERIQUE

NI OXYGENE.

TOUTE VIE DANS L’ESPACE EST IMPOSSIBLE.

Puis les mots disparaissent de l’écran, et laissent la place au titre, qui en occupe toute la largeur « GRAVITY ». Durant les toutes premières images, où de l’espace nous voyons la Terre, le silence est total, comme pour confirmer ce que nous venons de lire.

Une lecture qui vous transporte

J’ai vu ce film dimanche soir et ces premières images – comme le reste d’ailleurs – m’ont frappée, à la lumière de ce que j’étais en train de lire. Pour vous plonger dans ce livre, il vous faudra :

  1. Faire confiance à une mise en page sobre et ne pas vous arrêter à des considérations du type « c’est écrit petit, il y a plein de pages et pas beaucoup d’images » ;
  2. Vous laisser porter par l’auteur et son imaginaire, puissant, riche, convoquant aussi bien la mythologie que la littérature et la géographie pour les appliquer au cinéma ;
  3. Maîtriser deux petits termes issus du jargon de la littérature, deux seulement, c’est promis, et en plus c’est facile !

Il s’agit du livre L’écrit au cinéma, de Michel Chion, paru aux éditions Armand Colin en octobre 2013. Michel Chion est un auteur prolifique, qui publie aussi bien sur le cinéma – des ouvrages sur Kubrick, l’écriture du scénario, la science-fiction, David Lynch – que sur la musique.

l'écrit au cinéma

Diégétique et non-diégétique

Son ouvrage porte – attention, le jargon c’est ici – sur les aspects diégétiques et non-diégétiques de l’écrit au cinéma. On attend un peu avant de fuir en courant, parce que je vous assure que ça en vaut la peine :

  • diégétique vient du terme diégèse, qui désigne l’univers d’une oeuvre, tout ce qui est interne à une histoire ;
  • non-diégétique désigne quant à lui tout ce qui est extérieur à l’histoire, tout ce qui l’entoure, son écrin en quelque sorte.

Bref, contrairement à ce que pourrait penser quelqu’un qui n’a lu ni le résumé, ni la quatrième de couverture de cet ouvrage, il ne s’agit pas de s’intéresser ici à l’écriture comme structure (scénario, dialogue), ou comme forme de promotion du film (résumé, critique) mais à l’écrit.

De quelle manière l’écrit apparaît au cinéma et quel est son rôle, autant par rapport à l’histoire qu’en tant qu’écrin de l’histoire ? De quelle façon le diégétique et le non-diégétique se manifestent-ils au cinéma ?

  • l’écrit diégétique, comme l’explique Michel Chion dans son avant-propos, ce sont aussi bien les lettres, les télégrammes, les SMS, les pièces d’identité, les panneaux d’affichages, les banderoles et les affiches, les écrans d’ordinateurs – toute trace écrite, numérique, mécanique ou manuelle et interne au film. Ces écrits sont présentés en inclus, quand ils font partie d’un plan sans en être l’élément central, ou au contraire en insert, quand, pour résumer, le réalisateur effectue un gros plan dessus ;
  • l’écrit non-diégétique, ce sont les génériques, les titres, les intertitres du cinéma muet et de quelques films construits avec différents actes (donc des tout premiers films muets au plus récent Tarantino), les sous-titres, les emblèmes des compagnies, et le mot fin dans toutes les langues possibles…  Au début et à la fin, ce sont des écrits-porches. À l’intérieur du film, durant l’action, ce sont des écrits superposés. Des toutes premières minutes à la toute fin du film, quand la majorité des spectateurs ont quitté la salle (parce que lire tout un générique est aussi fastidieux que de parcourir les « conditions générales d’utilisation »), l’écrit non-diégétique est omniprésent.

Une fois passée cette subtilité du diégétique et du non-diégétique, le livre s’offre à nous, et nous propose un voyage captivant où tel film évoqué en rappelle cent autres qu’on aurait pu citer – mais à ce compte, le livre ferait 500 pages, au lieu de 200. Les exemples sont nombreux, et certains font l’objet d’illustrations rassemblées dans un cahier central.

L’onomastique du cinéma

Quant à la structure même de l’ouvrage, elle s’appuie sur toutes les formes d’activités liées à l’écrit, à commencer par un inventaire qui, en première partie, va énumérer – sans jamais tomber dans le catalogue, et donc vous ennuyer – les principales formes d’écrits au cinéma, et prendre la forme d’une singulière onomastique.

Encore du jargon, direz-vous ? Onomastique désigne simplement la science du langage qui étudie les noms propres (et par extension, la façon dont certains écrivains créent des noms de lieux et des noms de personnages, et nous entrainent dans leur univers). Ici, c’est l’onomastique du cinéma qu’étudie Michel Chion, autrement dit la manière dont noms de personnages et noms de lieux apparaissent à l’écran. Apparaissent en tant que mots, successions de lettres, pas en tant que personnages ou décors.

Comme lieux sur une carte, l’auteur évoque notamment Casablanca et Fort-de-France, où se situent l’action du Port de l’angoisse. En ce qui concerne les lieux rêvés ou cauchemardés, il s’attarde un peu plus longuement sur Dogville, réalisé par Lars von Trier :

La ville est montrée comme une carte et les noms de rues sont écrits sur le sol, comme sur un plan. (…) Dogville ressemble dès le début à une ville disparue qu’on essaie de reconstituer. Son anéantissement, à la fin du film, évoque la formule prêtée à Caton l’ancien : delenda est Carthago (Il faut détruire Carthage).

Une fois dans le décor, où elles existent concrètement, les lettres au sol, qui peuvent être vues par le spectateur la tête en bas, donnent à Dogville un est et un ouest, un nord et un sud. Elles sont incorporées à l’univers des choses, et en même temps les personnages ne les « voient pas ».

Sources : http://spacefiction.wordpress.com/2010/04/20/dogville-closed-spaceespace-clos/

Sources : http://spacefiction.wordpress.com/2010/04/20/dogville-closed-spaceespace-clos/

Il en est souvent de même pour les nombreuses traces écrites qui apparaîtront dans cet ouvrage, incorporées dans le film, et que les personnages, voire le spectateur, ne font, selon le terme créé par Michel Chion, qu’entrelire. De même, ces traces seront toujours soumises à la menace d’un éventuel évanouissement.

La suite de cet inventaire proposera l’évocation de quelques exemples de noms de personnages qui apparaissent à l’écrit : Roger Thornhill, héros malgré lui de La Mort aux trousses (North by northwest), Verbal Kint, incarné par Kevin Spacey dans Usual suspects, Madame de , héroïne au nom caché du film éponyme de Max Ophuls. Des exemples qui, même si vous ne les connaissez pas ou ne vous en souvenez plus, vous rappelleront immanquablement d’autres images proches.

Sur la piste de l’écrit…

Je n’ai abordé que cet aspect onomastique de l’écrit, qui cependant ne s’étend que sur environ une vingtaine de pages. Je pourrais en aborder bien d’autres, tant ce livre m’a captivée. La suite de son inventaire, Michel Chion la consacre aux écrits non-diégétiques : il y étudie minutieusement différentes formes d’apparition du titre d’un film ou du mot « Fin », entre autres. Puis il s’intéresse à l’écrit diégétique muet, « athorybe », qu’on ne remarque pas forcément dans une scène, et qu’on s’amuse à redécouvrir grâce aux effets de revisionnage ou d’arrêt sur image… techniques auxquelles n’avaient pas accès les générations précédentes.

Dans la deuxième partie de son ouvrage « Écrire, lire », il aborde les différents aspects de la lecture et de l’écriture : l’évolution des techniques d’écriture, depuis l’écriture divine jusqu’à l’utilisation des écrans tactiles, la représentation du livre et des bibliothèques au cinéma, l’acte d’ «entrelire», que j’ai évoqué plus haut, la lecture de sous-titres vécue comme une perte ou un ajout face à l’oral et face à l’image.

Enfin, dans sa troisième partie, « L’écrit dans l’espace du film », il étudie à la fois la forme écrite en mouvement, et son inévitable évanouissement en «excrit», qui est aussi la trace de son éternité. En effet, cet écrit disparaît forcément, mais, fixé par l’image au cinéma, il continue à être, comme en témoigne le mot « Rosebud », cité en exemple par Michel Chion.

Rosebud apparaît dans le film Citizen Kane, d’Orson Welles. C’est le mot mystérieux que prononce Charles Foster Kane, magnat de la presse vivant retiré dans le domaine immense de Xanadu, à l’instant de sa mort. Le film retrace la quête du sens de ce mot, que le spectateur ne découvrira qu’au moment de sa destruction :

Détruire l’écrit que nous voyons sur l’écran, nous faire assister à sa disparition, c’est paradoxalement le valoriser, le symboliser. La destruction physique de l’écrit fixe mentalement le moment de l’écriture et de l’inscription, elle en emblématise l’excription.

À l’inverse, et c’est sa grande force, c’est en abordant toutes ces traces écrites, toutes ces manifestations de la lecture et de l’écriture, que l’auteur suscite en nous une explosion d’images. C’est pour cette raison que tout cinéphile, tout amoureux du détail que peut être l’amoureux du cinéma, cherchera à s’y plonger.

Promenade au milieu de l’écrit par associations d’idées

Et comme le livre nous y invite constamment, je ne peux conclure cet article que par les quelques associations d’idées qu’il a suscitées en moi :

  • son évocation des génériques de films en relief, mentionnant La Mort aux trousses (North by northwest) d’Alfred Hitchcock, m’a entraînée jusqu’à celui d’ Arrête-moi si tu peux (Catch me if you can) de Steven Spielberg, tout en flèches et changements de direction :
  • ces mêmes génériques, lettres et mots en mouvement sur des visages et des corps, m’ont fait voyager dans l’univers de James Bond, depuis Goldfinger jusqu’à Skyfall ;
  • ses réflexions sur les anagrammes m’ont rappelé cette scène, dans Harry Potter et la chambre des secrets, où les lettres Tom Marvolo Riddle, deviennent, sous la baguette du sorcier, « I am Lord Voldemort », et j’ai alors parcouru les couloirs de la carte du Maraudeur ;
  • l’importance accordée à certaines lettres, en particulier la lettre R de Rebecca, à laquelle il consacre quelques lignes, m’a fait souvenir que, dans ce film (et dans le livre dont il s’inspire), l’héroïne n’avait pas de nom ;
  • immanquablement, ses voyages au milieu de l’écrit et des livres m’ont menée dans les films de Truffaut, notamment La Nuit américaine ;
  • et j’ai songé à tous ces films qui, mettant en scène lecteurs et écrivains, faisaient la part belle à l’écriture, au livre et à la lecture (Finding Forrester, La Vie des autres, et tant d’autres)…

Envie d’une escapade poétique ? Vous connaissez à présent le chemin…

Hors-série n°5 : Dans l’ombre des parents célèbres

Deuxième partie.

Cet article fait suite au hors-série publié à la fin du mois de juillet, et consacré aux enfants qui évoquent leur parents, comédiens ou réalisateurs, tels qu’ils les ont perçus ou tels qu’ils les ont retrouvés. J’avais déjà mentionné les ouvrages de Stephen Bogart et de Clelia Ventura sur leurs pères respectifs, et ceux de Giulia Salvatori et de Sean Ferrer sur leurs mères (Annie Girardot et Audrey Hepburn).

Pour la sélection qui va suivre, j’aurais pu organiser les ouvrages en séparant comédiens et réalisateurs français des comédiens et réalisateurs étrangers, j’aurais pu distinguer les formats des livres, faire se côtoyer les fils de… et les filles de…, les stars au féminin et celles au masculin. Mais pour faire la part belle à ces ouvrages, j’ai préféré procéder autrement.

Anecdotes à la française

On pourrait très certainement remplir une salle de cinéma des ouvrages que les enfants publient sur leurs parents, que ces publications soient occasionnelles – elles paraissent généralement lors d’anniversaires (j’ai évoqué brièvement il y a un certain temps le livre consacré à leur père par les fils De Funès lors des 30 ans de sa disparition) – ou prolifiques (Clelia Ventura a publié pas moins de quatre livres consacrés à son père Lino).

C’est pourquoi je n’ai retenu que deux ouvrages évoquant les « monstres sacrés » du cinéma français : Jean Gabin et Simone Signoret – je réunis ainsi à nouveau les deux interprètes du Chat !

Jean Gabin, vu par sa fille, Florence Moncorgé-Gabin

Il s’agit d’un livre publié en 2003 aux éditions Le Cherche-Midi (édition poche en 2004), et qui s’intitule : Quitte à avoir un père, autant qu’il s’appelle Gabin Pour la petite histoire, j’ai longtemps reculé avant de me plonger dans ce livre, parce que je ne parvenais pas à comprendre le titre. Personnellement, ce n’est pas Gabin que j’aurais choisi comme figure paternelle, si jamais j’avais pu souhaiter un modèle autre que celui que j’avais quotidiennement sous les yeux. Mais passons.

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Dès les premières pages, l’auteur tient à nous informer : ce que nous avons entre les mains n’est ni la biographie de Gabin (elle en recommande d’ailleurs une), ni son autobiographie en tant que « fille de Gabin ». Et effectivement, elle nous livre le portrait de Gabin en père – ce que justifie pleinement le titre. Elle ne s’attarde pas sur les années qui ont précédé sa naissance, et qui aurait montré le Gabin de Quai des brumes ou du Jour se lève.

Elle nous raconte, à travers différentes anecdotes, un Gabin « papa poule » qui s’inquiétait du moindre rhume, un Gabin passionné d’agriculture – passion que l’on prenait à tort pour un caprice – et un Gabin râleur, pessimiste et attachant. Et si elle en vient à évoquer l’univers du cinéma (Delon, Ventura, Pinoteau, etc.) c’est seulement parce qu’elle n’en est plus spectatrice, mais parce qu’il s’agit de son milieu professionnel. Elle est en effet scripte, scénariste et a réalisé un magnifique film avec Catherine Frot, Le Passager de l’été, que je vous recommande chaudement.

Simone Signoret, vue par sa fille, Catherine Allégret

Là encore, c’est un livre d’anecdotes. Catherine Allégret est la fille de Yves Allégret, réalisateur, et de Simone Signoret. Si j’évoque plutôt le côté maternel que le côté paternel, c’est simplement parce que je le connais mieux.

Les souvenirs et les regrets aussi

Elle a donc publié un très beau livre en 1994 aux éditions Fixot (poche éditions J’ai Lu), Les Souvenirs et les regrets aussi…, qui s’ouvre sur le décès de Montand. Car dans ce livre, la figure paternelle qui s’affirme, c’est celle de Montand. En effet, l’auteur affirme après quelques pages :

Je suis née le 16 avril 1946 de mère célèbre et de père « inconnu »… et qui le resta pendant les deux années qui suivirent ma naissance. Ma mère m’a souvent raconté que, si une jolie carrière n’était pas allée se dessinant de plus en plus précisément devant elle, jamais mon père n’aurait senti poindre en lui la fibre qui a fini par le mener devant une employée de mairie à qui il a déclaré être le papa de la très jeune Catherine-Enda Kaminker.

On côtoie Montand et Signoret, tout au fil des pages de ce livre, à travers des anecdotes touchantes : Montand qui veut absolument être enterré avec la couverture de mohair de Signoret, Signoret qui vient de recevoir l’Oscar, Montand qui offre une voiture à Catherine Allégret presque en cachette, Signoret qui va acheter des chaussettes au Prisunic, pour sa fille venant d’accoucher…

Là encore, pas de biographie linéaire de Signoret, mais une galerie de portraits, et des portraits par touches. Si vous souhaitez approfondir le sujet « Signoret », vous pouvez vous plonger dans :

Les introuvables

Ces titres-là, ce sont ceux que vous pourrez dévorer si jamais vous vous sentez une vocation d’archéologue des ouvrages sur le cinéma, à trouver uniquement d’occasion.

Max Linder par sa fille, Maud Linder

C’est le moment pour les chauvins de l’art de pousser un cocorico. Pour ceux qui ne connaissent pas Max Linder, petit topo. Max Linder, après les frères Lumières et après Méliès, est le français qui a régné sur le cinéma comique muet des années 1910-1920 et que Chaplin lui-même considérait comme son maître. Il a créé un personnage récurrent – comme plus tard le sera le vagabond Charlot – de dandy élégant coiffé d’un haut-de-forme.

Sa fille Maud Linder, née en 1924, ne l’a pour ainsi dire pas connu, puisqu’il s’est suicidé en 1925 après avoir assassiné sa femme. Elle a cependant consacré une partie de sa vie à la mémoire de son père, à la restauration de ses films et à la publication d’ouvrages : Max Linder était mon père (1992), et celui que j’ai trouvé, Max Linder, aux éditions Atlas, collection « Les Dieux du cinéma muet » (1992).

Max Linder

C’est un très beau livre constitué principalement d’archives (affiches, séquences de films, articles de presse, photos personnelles et publiques), entrecoupées de textes évoquant la vie de Max Linder : les débuts au théâtre puis au cinéma, son hyperactivité artistique et sa renommée internationale qui l’a conduit à Hollywood, et jusqu’à son décès en 1925.

Marlène Dietrich par sa fille, Maria Riva

Autre introuvable, mais qui vaut le coup d’être trouvé, Marlène Dietrich, une biographie publiée en 1993 aux éditions Flammarion. Maria Riva, en plus d’être la fille de Dietrich, a été aussi son assistante. Cette biographie, qui s’ouvre sur une évocation du père de Marlène, dans l’Allemagne au début du vingtième siècle, nous donne l’impression qu’on lit les premières lignes d’un roman de Stefan Zweig ou qu’on observe les premières scènes d’un film de Max Ophuls.

Marlène Dietrich

Puis Dietrich apparaît, et l’on assiste à chaque fois à une métamorphose, quelque chose de sublime, avec sa perfection et ses manies :

Elle apparaît. Elle se tient là, belle comme personne ne l’a jamais été – ni ne le sera jamais. Mais non, pas simplement belle, pas simplement « Dietrich »… bien davantage ! Un vase Ming, un tableau de Monet, le David de Michel-Ange. Une rareté – une pièce unique – une véritable oeuvre d’art, insurpassable.

L’ouvrage est une somme, une formidable fresque où l’on croise Garbo (pas à son avantage dans la comparaison), Sternberg, Hemingway, Gabin, et tant d’autres… Et où Dietrich est une mère hyper-possessive – et c’est un euphémisme – et une image adorée mais incroyablement dévorante :

J’ai toujours su que ma mère était quelqu’un de spécial. La question ne se posait même pas ; elle était spéciale, comme l’été est chaud ou l’hiver est froid. Elle commandait les sentiments qu’on pouvait ressentir pour elle. (…) Ma mère était royale. Quand elle parlait, on l’écoutait ; quand elle bougeait, on la regardait. À l’âge de trois ans, je savais déjà avec certitude que je n’avais pas une maman : j’appartenais à une reine.

Les vies parallèles

Elles sont toutes les deux nées la même année, elles ont vécu toutes les deux dans l’ombre immense d’un père, pour l’une acteur, pour l’autre réalisateur. Elles ont toutes les deux dû s’affirmer, l’une en s’engageant complètement, d’abord en tant que comédienne, puis en tant que militante, et finalement en tant que femme, l’autre,  en tournant le dos au cinéma pour se consacrer au monde de l’édition.

Henry Fonda par sa fille, Jane Fonda

Cet ouvrage est une autobiographie de Jane Fonda, intitulé Ma vie. Plus qu’une autobiographie, c’est une façon, pour l’auteur, de s’affirmer en tant que femme, et de parvenir à une identité assumée, libérée.

Jane Fonda, Ma vie

C’est à la fois une véritable introspection et une complète exhibition. Jane Fonda écrit un peu à la manière de Simone de Beauvoir : elle vit les événements, elle les rapporte, elle les étudie, elle les scrute, pour mieux en comprendre toutes les facettes… en gros, elle se livre.

Henry Fonda apparaît, de temps à autre, une figure lointaine, qui garde toutes ses émotions pour lui. Les quasi-premiers mots qu’elle a pour lui sont révélateurs :

J’ai, voyez-vous, longtemps vécu comme si j’étais le fruit d’une immaculée conception inversée : née d’un homme sans l’aide d’une femme.

À partir de là, on se dit que la figure du père va être écrasante, comme l’est Dietrich en figure maternelle pour sa fille. Mais on est finalement plongé dans un milieu strict, à l’éducation rigide, aux émotions refoulées, et où toute larme est synonyme de faiblesse :

Souvent absent à cause de son travail, quand il revenait à la maison, il étudiait des scénarios et préparait ses rôles. Assis des heures en notre présence, il ne nous parlait pas. C’était un silence assourdissant. (…) Mais il considérait aussi les besoins affectifs comme une faiblesse.

Et lorsque le tournage de La Maison du lac réunit, quelques années plus tard, le père et la fille, on assiste à la confrontation d’une comédienne qui prend appui sur ses émotions et d’un comédien qui les réfrène : lors d’une scène où leurs deux personnages se réconcilient, Jane Fonda choisit de poser la main sur son bras, chose qu’elle n’a pas fait lors des répétitions :

Ce que j’ai vu alors m’a stupéfiée : un millième de seconde, il a été déstabilisé. Il a même eu l’air furieux : Ce n’est pas ce que nous avons répété. Puis l’émotion s’est emparé de lui, ses yeux se sont mouillés, jusqu’à ce qu’il se reprenne, que la colère revienne et qu’il regarde ailleurs. (…) Qu’il ait été un aussi grand acteur malgré sa peur du naturel et de l’émotion vraie me paraît incroyable.

Orson Welles par sa fille, Chris Welles Feder

Je termine avec un ouvrage dont la lecture m’a vraiment marquée cet été. Il s’agit d’une évocation touchante d’un père lointain et idéalisé, par sa fille. Malheureusement, ce livre reste exclusivement réservé aux anglophones : il n’a pour l’instant pas été traduit en français. In my father’s shadow a été publié en 2003 chez Mainstream Publishing.

In my father's shadow

On y fait la rencontre d’un Orson Welles magicien, fascinant, éternel enfant, érudit et passionné par ses films. On y côtoie Rita Hayworth, Vivien Leigh ou encore Laurence Olivier. Au fil des voyages, des éloignements et des retrouvailles, on apprend à connaître ce père absent, accaparé par son art, et vu à travers les yeux de toutes les femmes qui l’ont aimé.

Au bout de ce parcours, l’auteur ne parvient pas seulement à une image apaisée de ce père idolâtré, elle se réconcilie avec le personnage public, avec son aura et son génie, avec le réalisateur de Citizen Kane, du Procès, d’Une histoire immortelle (mes films préférés de Welles, que je vous recommande). Et elle assume pleinement cet héritage.

Jamais un titre n’a été aussi juste : littéralement « dans l’ombre de mon père ». Mais d’envahissante, l’ombre devient protectrice et, sinon moins présente, en tout cas plus légère. Il s’agit pour l’auteur de se trouver, d’abord, en tant qu’être propre, que « prénom », avant de retrouver et d’assumer l’héritage. Se définir sans avoir besoin d’un « tuteur » (au sens botanique) mais par soi-même.

C’est pour cela que ce livre est magnifique : non seulement parce que c’est une magnifique relation père/fille, mais parce qu’il témoigne d’une superbe affirmation de soi.

À compléter par le très beau livre de Jean-Pierre Berthomé et François Thomas, Welles au travail, publié aux éditions des Cahiers du cinéma.

Merci à ceux et celles qui m’ont donné conseils et pistes de lecture pour  cet article.

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