Comme traditionnellement depuis quelques années, mon article cinéphile du mois d’octobre est consacré, directement ou indirectement, à François Truffaut.

Pour cette année, c’est une approche indirecte que je choisis, mettant en lumière le visage et la voix d’une femme (et même de plusieurs femmes), intention que j’avais déjà annoncée dans mon article de mars dernier, et que je concrétise ici avec cet article.

En effet, se sont installées sur ce site quelques petites coutumes, auxquelles certes il m’arrive parfois de déroger, mais auxquelles je ne manque pas de revenir : celle, déjà mentionnée, d’évoquer François Truffaut, et si ce n’est pas en octobre, c’est en février ; celle de privilégier les figures de femmes au mois de mars ; ou encore celle de dédier un ou plusieurs articles à des expositions ou des événements cinématographiques auxquels je pourrais assister.

Ainsi, dans l’introduction de mon article de mars 2025, Voix de femmes, j’avais indiqué que j’aurais adoré parler d’un ouvrage en particulier, mais il venait tout juste d’être publié, et je n’avais pas encore pu me le procurer, et quand bien même à ce moment-là je l’aurais déjà eu entre les mains, il aurait été malhonnête d’en faire le compte-rendu.

C’est à la faveur de l’été que j’ai pu me plonger dans sa lecture, une lecture qui ne m’a pris qu’une journée, tant j’ai été happée par le texte et transportée par l’histoire qu’il reconstituait.

Quel rapport avec Truffaut ? Commençons par là, et nous en viendrons ensuite à l’ouvrage qui m’intéresse aujourd’hui.

Regards croisés sur un personnage

Dans un article publié dans L’Express le 3 mars 1975 et rassemblé depuis dans le recueil Le Plaisir des yeux, article intitulé « Je ne connais pas Isabelle Adjani », François Truffaut revient sur sa rencontre et sur son travail avec Isabelle Adjani.

L’article reprend à plusieurs reprises cette même phrase, « Je ne connais pas Isabelle Adjani », et se termine par une autre phrase, sur laquelle je reviendrai plus tard :

Je dis parfois à Isabelle Adjani « Notre vie est un mur, chaque film est une pierre.» Elle me fait toujours la même réponse : « Ce n’est pas vrai, chaque film est le mur.»

J’ai cherché à nouveau dans la correspondance de François Truffaut, mais sans pouvoir la retrouver, la lettre qu’il avait envoyée à Isabelle Adjani :

Chère Isabelle Adjani, je n’ai jamais senti un désir aussi impérieux de fixer un visage sur la pellicule, tout de suite, toutes affaires cessantes. Votre visage tout seul raconte un scénario (…).

Cette lettre, Isabelle Adjani la cite dans la préface de l’ouvrage de Laura El Makki, Adèle Hugo : ses écrits, son histoire, publié en mars 2025.

Ces deux phrases, l’une lue au début de ma lecture, et l’autre se rappelant à moi à la fin, n’ont cessé de résonner en moi après cette lecture que je convoque à nouveau ici.

Chaque film est le mur

Quand on scrute la filmographie de François Truffaut, on se prend à essayer de classer, de catégoriser tel ou tel film, les Antoine Doinel d’un côté, mais si l’on veut faire un classement avec les films sur l’enfance, on reprend les Quatre cents coups que l’on range avec L’Argent de poche ou avec L’Enfant sauvage, les histoires d’amour de l’autre, mais La Mariée était en noir, est-ce un polar ou une histoire d’amour (même question pour La Sirène du Mississippi) ?

Et L’Histoire d’Adèle H, est-ce un film historique, une histoire d’amour impossible à rapprocher de La Chambre verte, ou Adèle est-elle aussi une enfant sauvage comme Victor de l’Aveyron ?

Bref, comme dans toute bibliothèque, aucun classement n’est suffisant ni satisfaisant à lui tout seul, et aucun film de François Truffaut ne rentre dans une seule case, bien trop étroite, de notre esprit. Il faut donc donner pleinement raison à la réponse faite à Truffaut par Isabelle Adjani : « Chaque film est le mur ».

Et quel mur ! Pour revenir sur la genèse et le tournage de ce film-mur, au scénario co-écrit par François Truffaut, Suzanne Schiffman et Jean Gruault, il faut se plonger dans différents ouvrages qui reviennent sur cette entreprise de longue haleine, puisqu’il a fallu un certain nombre d’échanges et de négociations, rappelés par Truffaut dans sa correspondance, avec l’universitaire Frances Vernor Guille, un long travail d’écriture ensuite mené par Truffaut et ses deux collaborateurs en parallèle d’autres projets, pour aboutir à ce « visage (qui) tout seul raconte un scénario ».

Notamment dans le Truffaut par Truffaut, ou François Truffaut au travail de Carole Le Berre, on voit les ébauches de ce scénario, que le spectateur a depuis inextricablement lié au visage d’Isabelle Adjani, lui préférant ce visage à l’original.

Votre visage tout seul raconte un scénario

Il suffit que je ferme les yeux un court instant, et lorsque je pense à Adèle Hugo, ce n’est pas son portrait ou sa photographie qui me vient immédiatement en tête, c’est le visage d’Isabelle Adjani.

Pourtant, au moment du tournage du film, pour lequel la comédienne quitte la Comédie française,  elle a dix-neuf ans, et le personnage qu’elle incarne est supposé avoir dépassé la quarantaine au début de l’histoire.

Ce film est un mur, pas seulement parce qu’il s’érige en monument, l’un des nombreux monuments féminins de la carrière d’Isabelle Adjani, parmi La Reine Margot et Camille Claudel, autres poings levés douloureusement contre le patriarcat, mais parce que viennent se heurter contre ce mur infranchissable de la filmographie conjuguée de Truffaut et d’Adjani, la voix et le visage réels et tout aussi tragiques d’Adèle Hugo.

Après L’Histoire d’Adèle H., qui pour réaliser un film sur Adèle Hugo ? Et après Isabelle Adjani, qui pour l’incarner ? J’ai beau chercher dans ma mémoire, je ne vois pas beaucoup d’autres personnages réels à ce point dépassés par leur interprète à l’écran.

Et cela est d’autant plus tragique pour un être dont on a à ce point renié et volé la voix. Marguerite de Navarre, après tout ou malgré tout, a quand même réussi à être reine, quant à Camille Claudel, ses oeuvres vengent désormais son aliénation. Mais Adèle ?

Dans la famille Hugo, je demande la fille

Si j’ai lu l’ouvrage de Laura El Makki en moins d’une journée – pour plagier Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme – c’est parce qu’elle restitue avec un souffle à la fois poignant et glaçant la façon dont un être est progressivement mis sous cloche.

Le titre du film de François Truffaut rend bien compte de cela : dès le départ, Adèle est dépossédée de son nom de famille, celui-ci étant accaparé par l’ogre paternel. Quant au prénom, il lui faut le partager avec sa mère, si bien que dans cet ouvrage qui lui est consacré, il faut distinguer le propos de la mère (Adèle Hugo, MH) et le sien (AH).

Il lui faut également compter avec l’ombre envahissante jusqu’au bout de sa soeur disparue, Léopoldine. Quant aux deux frères, Charles et François-Victor, ils peinent à trouver leur place face au patriarche, l’un se tournant vers la photographie, l’autre se plongeant dans la traduction de Shakespeare. En effet, pour exister face à Hugo père, mieux vaut aller vers des arts et des langages qu’il ne maîtrise pas : ce sera donc les expériences photographiques pour Charles, l’anglais pour François-Victor et la musique pour Adèle.

Son journal, rédigé au début de l’exil à Jersey puis à Guernesey, est considéré par sa famille pour ainsi dire comme une oeuvre de commande, elle y retranscrit les moindres événements vécus par les exilés, où elle apparaît moins en participante qu’en spectatrice, et où le texte, soumis à la validation familiale – voire exclusivement paternelle – est annoté de « oui » et de « bien » comme la rédaction appliquée d’un écolier.

Il faut pouvoir traduire la partie cryptée de son journal pour qu’on puisse enfin entendre la voix de son autrice. Et au moment où cette voix se tait peu à peu, il faut suivre le récit de Laura El Makki, émaillé des lettres des différents témoins, pour reconstituer le véritable itinéraire d’Adèle Hugo : Hugo le père, imperturbable dans son exil et convaincu que toute sa famille ne connaît le bonheur qu’à travers lui, Adèle la mère qui cherche vainement à défendre la personnalité et l’épanouissement de plus en plus fragilisés de sa fille, les deux frères qui vont et viennent comme des oiseaux qui se cognent aux fenêtres.

À lire ce journal crypté, ces lettres et cette histoire, si au départ on est amusé et presque agacé par cette fantasque Adèle qui cherche dans chaque regard masculin la reconnaissance et l’amour, on est progressivement happé par cette voix qui hurle en silence, par cet être qui se construit un amour pour se cabrer contre la comédie paternelle de l’exil et contre un père qui forge sa propre légende au détriment des siens.

Et finalement, quand on comprend à la fin que c’est le silence qui gagne, et qu’à force d’avoir trop lutté, notre Adèle s’est effacée et s’est faite emmurer, jusqu’à disparaître, certes après tout les siens, mais ô combien discrètement, on se dit que ce drame silencieux, Victor Hugo, trop préoccupé de sa gloire, n’aurait jamais pu l’écrire alors qu’il l’avait quotidiennement sous les yeux.

Ce n’est pas la première fois que Laura El Makki donne la parole aux femmes, que ce soit dans Les Incomprises, en préfaçant les Lettres choisies de la famille Brontë, ou en en faisant la biographie (Les Soeurs Brontë : la force d’exister, mon préféré à ce jour et qui me donne envie de revoir le film d’André Téchiné, avec un scénario de Jean Gruault et Isabelle Adjani en Emily Brontë, comme quoi, il n’y a pas de hasard…) ou avec son premier roman, Combien de lunes.

Et pour poursuivre le voyage, il me tarde de lire l’un de ses derniers travaux, Petit éloge de l’imagination, publié en 2025 aux éditions Les Pérégrines.