Bruit et silence
Aucune comédienne de cinéma n’incarne mieux le bruit et le silence (documentaires) que Greta Garbo. Comme toute personnalité, et comme tout être humain, Greta Garbo est un document : l’être est la feuille vierge sur laquelle la vie et l’oeuvre, parfois se confondant, parfois se séparant, écrivent. L’être choisit la façon de s’auto-documenter et de documenter les autres sur lui-même.
Or, Greta Garbo est l’exemple parfait – et que pourrait choisir à l’exclusion de tout autre, le documentaliste cinéphile – du bruit et du silence documentaires. Silence, parce qu’elle a choisi justement de ne rien dévoiler d’elle-même en dehors du cercle restreint et hermétiquement clos de la vie privée. Si elle a participé, de sa propre personne, à la construction de son « mythe » hollywoodien et cinématographique, elle l’a peut-être renié par la suite, en tout cas elle a cessé de le faire apparaître ou de l’évoquer. Elle a juste fait en sorte, bon gré mal gré, qu’il lui survive.
Bruit documentaire, parce que ce qu’elle n’a pas dit elle-même, ce qu’elle a tu, caché ou renié, d’autres se sont chargés de l’écrire à sa place. Elle ne s’est pas auto-documentée, si ce n’est en ressassant le passé et en devenant malgré elle l’objet d’un fétichisme pré et post-mortem. Et tout a été dit, suggéré, inventé, exagéré. On lui a prêté des vies, des pensées, des liaisons, des intentions que, si elle les a eues, elle n’a jamais confirmées ni infirmées. Passive, indifférente, méprisante ou écoeurée, elle a laissé les journaux, les mémoires, les autobiographies, les biographies, les articles, la publicité : bref, le mensonge et l’exagération, lui glisser dessus comme l’eau sur les écailles d’un beau poisson. Ce n’est plus un bruit, c’est un vacarme assourdissant.
L’ébauche du mystère
Qu’elle qu’elle ait pu être, elle s’est échappé à elle-même et elle nous échappe. Elle est un mythe et un mystère, mais ni elle-même, ni ses films, et encore moins ceux qui la mentionnent, s’en souviennent, ses biographes, tous ceux qui ont approché de près ou de loin sa vie ou son oeuvre, aucun d’entre eux n’a pu le comprendre. L’ébaucher, peut-être ; le comprendre jamais.
Dans ses Mythologies, en 1957, soit plus de dix ans après le dernier film de Garbo et plus de trente ans avant sa mort, Roland Barthes consacre un article au « Visage de Garbo » et effleure le mythe :
« Son surnom de Divine visait moins sans doute à rendre un état superlatif de la beauté, que l’essence de sa personne corporelle, descendue d’un ciel où les choses sont formées et finies dans la plus grande clarté. Elle-même le savait : combien d’actrices ont consenti à laisser voir à la foule la maturation inquiétante de leur beauté. Elle, non : il ne fallait pas que l’essence se dégradât, il fallait que son visage n’eût jamais d’autre réalité que celle de sa perfection intellectuelle, plus encore que plastique. L’Essence s’est peu à peu obscurcie, voilée progressivement de lunettes, de capelines et d’exils ; mais elle ne s’est jamais altérée. »
Barthes effleure le mythe ; René de Ceccatty le dissèque. Dans son récit biographique Un renoncement, paru en mars 2013 aux éditions Flammarion, il n’en finit pas de chercher Garbo, un peu à la manière dont Visconti disait chercher la Callas : « Je voudrais te découper en morceaux pour essayer de voir, de comprendre ce qu’il y a dans ta voix ». Extrême, mais réel.
Renoncement et ressassement : le mythe passé au crible.
L’auteur raconte Garbo, à travers un seul projet avorté : après un triomphe muet, puis parlant, après une filmographie qui ne s’est finalement étalée que des années 20 aux années 40, et qui a compté des merveilles telles que La Reine Christine ou Grand Hôtel, l’adaptation de La Duchesse de Langeais, le roman de Balzac, devait marquer le retour de Garbo au cinéma en 1949.
Ce retour n’a jamais eu lieu. Après 1949, c’est quarante ans de silence, de deuil – au sens de Freud dans Deuil et mélancolie « le passé qui ne passe pas » – qui vont occuper le vide cinématographique et le manque ressenti par les cinéphiles et les fétichistes. Et ce sont ce silence, ce deuil, ce vide et ce manque qui occupent l’espace du livre, qui l’écrasent.
Un renoncement ne suit aucune trame chronologique. C’est un portrait par touches et en continuels allers-retours. C’est une succession d’évocations, parfois confinant au vertige, et qui n’est expliqué par l’auteur qu’à la toute fin :
« J’ai opéré de façon cyclique, usant d’échos et de réminiscences ; et voulu, en partant de cet épisode crucial de sa vie qui est comme une rencontre avec ses propres limites, comprendre le processus même de la disparition de cette comédienne »
Les images se succèdent donc en désordre, un mille-feuilles d’impressions et d’instantanés, si bien que le lecteur s’y perd : qu’a-t-on déjà lu ? Que va-t-on lire ou relire ? Que découvre-t-on ? Le livre est exactement comme un film dont on ne verrait que les rushes, les scènes non conservées se superposant au résultat final et le saturant de leurs obsessionnelles présences.
Pour cette raison, le livre décourage. Parfois il nous tombe des mains. Pour les mêmes raisons, cependant, il fascine : c’est un magnifique portrait de Garbo en ombres chinoises, et cependant sans complaisance, voire même cruel à certains endroits.
« L’opalescence du teint qui captait chaque rayon et le réfractait et la richesse de la palette d’expressions rendaient passionnant et d’une sensualité embarrassante chaque gros plan. Garbo avait un réseau musculaire sous la peau de son visage qui lui permettait, avec une stupéfiante vivacité, de changer d’humeur visible, angoisse, étonnement, ironie, douleur, joie, sympathie, épouvante, en quelques fractions de seconde. »
Un portrait proustien de fuites, de facettes et de références.
Garbo, son univers et son époque, ainsi que La Duchesse de Langeais (dernier projet avorté) sont les clefs du livre de René de Ceccatty. Le livre n’est pas accessible à ceux qui n’ont pas une vague idée de tout cela et qui ignorent Garbo, créature moitié réelle (et encore), moitié mythique :
« Elle est le cinéma, c’est-à-dire l’image et le mouvement, le temps, passager et éternel, mémorieux et oublieux, oublié et inoubliable, une histoire sans fin. »
Le mythe fascine, la femme qu’on aperçoit dérange, entre fuite et confusion avec les personnages qu’elle a incarnés, entre recherche d’autrui et agoraphobie, entre refoulement et spontanéité, entre asexualité et hyper-sensualité, entre dépression et narcissisme. Les quatre cents pages qui rythment cette fréquentation épuisent et ressemblent à un cambriolage.
A l’issue de ce livre un et multiple, il ne nous reste qu’un vertige, une sensation étrange faite d’admiration, de compassion, de nostalgie et d’effroi, qui donne envie de se replonger dans cette Duchesse de Langeais qui a manqué à Garbo ou que Garbo a manqué, et qui donne envie de tout voir ou revoir, en particulier :
- Ninotchka (1939) de Ernst Lubitsch. Quoi qu’en puisse dire René de Ceccatty, qui visiblement ne porte pas le film dans son coeur, elle y est merveilleuse dans cette comédie d’espionnage qui critique le système soviétique.
- Marie Walewska (1937) de Clarence Brown. Le film raconte la rencontre de Napoléon (Charles Boyer) et de son amante polonaise. La seule scène de l’apparition de Garbo est inoubliable.
- La Reine Christine (1933). Le seul, l’unique, s’il n’en reste qu’un. Elle y incarne une Christine de Suède envoûtante même si très éloignée de la réalité historique.