Les personnes qui ont vu Gravity, d’Alfonso Cuarón se souviennent des premières minutes de ce film – à ceux et celles qui ne l’ont pas encore vu, ceci n’est pas un spoiler.

Gravity

© Warner Bros. France

Sur l’écran apparaissent quelques mots :

À 600 KM AU DESSUS DE LA TERRE,

IL N’Y A RIEN POUR PORTER LE SON

NI PRESSION ATMOSPHERIQUE

NI OXYGENE.

TOUTE VIE DANS L’ESPACE EST IMPOSSIBLE.

Puis les mots disparaissent de l’écran, et laissent la place au titre, qui en occupe toute la largeur « GRAVITY ». Durant les toutes premières images, où de l’espace nous voyons la Terre, le silence est total, comme pour confirmer ce que nous venons de lire.

Une lecture qui vous transporte

J’ai vu ce film dimanche soir et ces premières images – comme le reste d’ailleurs – m’ont frappée, à la lumière de ce que j’étais en train de lire. Pour vous plonger dans ce livre, il vous faudra :

  1. Faire confiance à une mise en page sobre et ne pas vous arrêter à des considérations du type « c’est écrit petit, il y a plein de pages et pas beaucoup d’images » ;
  2. Vous laisser porter par l’auteur et son imaginaire, puissant, riche, convoquant aussi bien la mythologie que la littérature et la géographie pour les appliquer au cinéma ;
  3. Maîtriser deux petits termes issus du jargon de la littérature, deux seulement, c’est promis, et en plus c’est facile !

Il s’agit du livre L’écrit au cinéma, de Michel Chion, paru aux éditions Armand Colin en octobre 2013. Michel Chion est un auteur prolifique, qui publie aussi bien sur le cinéma – des ouvrages sur Kubrick, l’écriture du scénario, la science-fiction, David Lynch – que sur la musique.

l'écrit au cinéma

Diégétique et non-diégétique

Son ouvrage porte – attention, le jargon c’est ici – sur les aspects diégétiques et non-diégétiques de l’écrit au cinéma. On attend un peu avant de fuir en courant, parce que je vous assure que ça en vaut la peine :

  • diégétique vient du terme diégèse, qui désigne l’univers d’une oeuvre, tout ce qui est interne à une histoire ;
  • non-diégétique désigne quant à lui tout ce qui est extérieur à l’histoire, tout ce qui l’entoure, son écrin en quelque sorte.

Bref, contrairement à ce que pourrait penser quelqu’un qui n’a lu ni le résumé, ni la quatrième de couverture de cet ouvrage, il ne s’agit pas de s’intéresser ici à l’écriture comme structure (scénario, dialogue), ou comme forme de promotion du film (résumé, critique) mais à l’écrit.

De quelle manière l’écrit apparaît au cinéma et quel est son rôle, autant par rapport à l’histoire qu’en tant qu’écrin de l’histoire ? De quelle façon le diégétique et le non-diégétique se manifestent-ils au cinéma ?

  • l’écrit diégétique, comme l’explique Michel Chion dans son avant-propos, ce sont aussi bien les lettres, les télégrammes, les SMS, les pièces d’identité, les panneaux d’affichages, les banderoles et les affiches, les écrans d’ordinateurs – toute trace écrite, numérique, mécanique ou manuelle et interne au film. Ces écrits sont présentés en inclus, quand ils font partie d’un plan sans en être l’élément central, ou au contraire en insert, quand, pour résumer, le réalisateur effectue un gros plan dessus ;
  • l’écrit non-diégétique, ce sont les génériques, les titres, les intertitres du cinéma muet et de quelques films construits avec différents actes (donc des tout premiers films muets au plus récent Tarantino), les sous-titres, les emblèmes des compagnies, et le mot fin dans toutes les langues possibles…  Au début et à la fin, ce sont des écrits-porches. À l’intérieur du film, durant l’action, ce sont des écrits superposés. Des toutes premières minutes à la toute fin du film, quand la majorité des spectateurs ont quitté la salle (parce que lire tout un générique est aussi fastidieux que de parcourir les « conditions générales d’utilisation »), l’écrit non-diégétique est omniprésent.

Une fois passée cette subtilité du diégétique et du non-diégétique, le livre s’offre à nous, et nous propose un voyage captivant où tel film évoqué en rappelle cent autres qu’on aurait pu citer – mais à ce compte, le livre ferait 500 pages, au lieu de 200. Les exemples sont nombreux, et certains font l’objet d’illustrations rassemblées dans un cahier central.

L’onomastique du cinéma

Quant à la structure même de l’ouvrage, elle s’appuie sur toutes les formes d’activités liées à l’écrit, à commencer par un inventaire qui, en première partie, va énumérer – sans jamais tomber dans le catalogue, et donc vous ennuyer – les principales formes d’écrits au cinéma, et prendre la forme d’une singulière onomastique.

Encore du jargon, direz-vous ? Onomastique désigne simplement la science du langage qui étudie les noms propres (et par extension, la façon dont certains écrivains créent des noms de lieux et des noms de personnages, et nous entrainent dans leur univers). Ici, c’est l’onomastique du cinéma qu’étudie Michel Chion, autrement dit la manière dont noms de personnages et noms de lieux apparaissent à l’écran. Apparaissent en tant que mots, successions de lettres, pas en tant que personnages ou décors.

Comme lieux sur une carte, l’auteur évoque notamment Casablanca et Fort-de-France, où se situent l’action du Port de l’angoisse. En ce qui concerne les lieux rêvés ou cauchemardés, il s’attarde un peu plus longuement sur Dogville, réalisé par Lars von Trier :

La ville est montrée comme une carte et les noms de rues sont écrits sur le sol, comme sur un plan. (…) Dogville ressemble dès le début à une ville disparue qu’on essaie de reconstituer. Son anéantissement, à la fin du film, évoque la formule prêtée à Caton l’ancien : delenda est Carthago (Il faut détruire Carthage).

Une fois dans le décor, où elles existent concrètement, les lettres au sol, qui peuvent être vues par le spectateur la tête en bas, donnent à Dogville un est et un ouest, un nord et un sud. Elles sont incorporées à l’univers des choses, et en même temps les personnages ne les « voient pas ».

Sources : http://spacefiction.wordpress.com/2010/04/20/dogville-closed-spaceespace-clos/

Sources : http://spacefiction.wordpress.com/2010/04/20/dogville-closed-spaceespace-clos/

Il en est souvent de même pour les nombreuses traces écrites qui apparaîtront dans cet ouvrage, incorporées dans le film, et que les personnages, voire le spectateur, ne font, selon le terme créé par Michel Chion, qu’entrelire. De même, ces traces seront toujours soumises à la menace d’un éventuel évanouissement.

La suite de cet inventaire proposera l’évocation de quelques exemples de noms de personnages qui apparaissent à l’écrit : Roger Thornhill, héros malgré lui de La Mort aux trousses (North by northwest), Verbal Kint, incarné par Kevin Spacey dans Usual suspects, Madame de , héroïne au nom caché du film éponyme de Max Ophuls. Des exemples qui, même si vous ne les connaissez pas ou ne vous en souvenez plus, vous rappelleront immanquablement d’autres images proches.

Sur la piste de l’écrit…

Je n’ai abordé que cet aspect onomastique de l’écrit, qui cependant ne s’étend que sur environ une vingtaine de pages. Je pourrais en aborder bien d’autres, tant ce livre m’a captivée. La suite de son inventaire, Michel Chion la consacre aux écrits non-diégétiques : il y étudie minutieusement différentes formes d’apparition du titre d’un film ou du mot « Fin », entre autres. Puis il s’intéresse à l’écrit diégétique muet, « athorybe », qu’on ne remarque pas forcément dans une scène, et qu’on s’amuse à redécouvrir grâce aux effets de revisionnage ou d’arrêt sur image… techniques auxquelles n’avaient pas accès les générations précédentes.

Dans la deuxième partie de son ouvrage « Écrire, lire », il aborde les différents aspects de la lecture et de l’écriture : l’évolution des techniques d’écriture, depuis l’écriture divine jusqu’à l’utilisation des écrans tactiles, la représentation du livre et des bibliothèques au cinéma, l’acte d’ «entrelire», que j’ai évoqué plus haut, la lecture de sous-titres vécue comme une perte ou un ajout face à l’oral et face à l’image.

Enfin, dans sa troisième partie, « L’écrit dans l’espace du film », il étudie à la fois la forme écrite en mouvement, et son inévitable évanouissement en «excrit», qui est aussi la trace de son éternité. En effet, cet écrit disparaît forcément, mais, fixé par l’image au cinéma, il continue à être, comme en témoigne le mot « Rosebud », cité en exemple par Michel Chion.

Rosebud apparaît dans le film Citizen Kane, d’Orson Welles. C’est le mot mystérieux que prononce Charles Foster Kane, magnat de la presse vivant retiré dans le domaine immense de Xanadu, à l’instant de sa mort. Le film retrace la quête du sens de ce mot, que le spectateur ne découvrira qu’au moment de sa destruction :

Détruire l’écrit que nous voyons sur l’écran, nous faire assister à sa disparition, c’est paradoxalement le valoriser, le symboliser. La destruction physique de l’écrit fixe mentalement le moment de l’écriture et de l’inscription, elle en emblématise l’excription.

À l’inverse, et c’est sa grande force, c’est en abordant toutes ces traces écrites, toutes ces manifestations de la lecture et de l’écriture, que l’auteur suscite en nous une explosion d’images. C’est pour cette raison que tout cinéphile, tout amoureux du détail que peut être l’amoureux du cinéma, cherchera à s’y plonger.

Promenade au milieu de l’écrit par associations d’idées

Et comme le livre nous y invite constamment, je ne peux conclure cet article que par les quelques associations d’idées qu’il a suscitées en moi :

  • son évocation des génériques de films en relief, mentionnant La Mort aux trousses (North by northwest) d’Alfred Hitchcock, m’a entraînée jusqu’à celui d’ Arrête-moi si tu peux (Catch me if you can) de Steven Spielberg, tout en flèches et changements de direction :
  • ces mêmes génériques, lettres et mots en mouvement sur des visages et des corps, m’ont fait voyager dans l’univers de James Bond, depuis Goldfinger jusqu’à Skyfall ;
  • ses réflexions sur les anagrammes m’ont rappelé cette scène, dans Harry Potter et la chambre des secrets, où les lettres Tom Marvolo Riddle, deviennent, sous la baguette du sorcier, « I am Lord Voldemort », et j’ai alors parcouru les couloirs de la carte du Maraudeur ;
  • l’importance accordée à certaines lettres, en particulier la lettre R de Rebecca, à laquelle il consacre quelques lignes, m’a fait souvenir que, dans ce film (et dans le livre dont il s’inspire), l’héroïne n’avait pas de nom ;
  • immanquablement, ses voyages au milieu de l’écrit et des livres m’ont menée dans les films de Truffaut, notamment La Nuit américaine ;
  • et j’ai songé à tous ces films qui, mettant en scène lecteurs et écrivains, faisaient la part belle à l’écriture, au livre et à la lecture (Finding Forrester, La Vie des autres, et tant d’autres)…

Envie d’une escapade poétique ? Vous connaissez à présent le chemin…