Dans mes articles cinéphiles, j’évoque souvent certains de mes souvenirs cinématographiques les plus marquants. Il n’est pas rare que je commence un article par « La première fois que j’ai vu tel ou tel film… » ou par « L’un de mes plus beaux souvenirs cinématographiques reste… »

On se souvient souvent d’un film comme d’une rencontre, que ce soit un vrai coup de foudre, un rendez-vous manqué ou une aversion immédiate. Je préfère généralement parler des rendez-vous manqués, auxquels il arrive bien souvent qu’on laisse une seconde chance, ou des coups de foudre, quasiment jamais des aversions…

Témoigner de mes souvenirs cinéphiles me permet de me remémorer certaines scènes, de ponctuer le film d’émotions et de susciter, à la lecture des livres que je parcours, les plus belles scènes à mes yeux, dans un perpétuel aller-retour.

Cet article ne fera pas exception.

J’y évoquerai deux lectures, qui n’ont de commun que le cinéma, et les souvenirs, les miens, et ceux d’un autre. Car je ne suis pas la seule à accorder une telle importance aux souvenirs de films, loin de là.

Premier souvenir

« Un jour mes parents se rendirent à Tunis, la capitale, et m’emmenèrent avec eux voir La strada. Ce devait être en 1956, j’avais donc sept ans. Le film a provoqué en moi une peur incroyable et suscité une répulsion profonde. Tout dans le film m’effrayait. Aussi bien les visages que les corps des comédiens, leurs gesticulations et leur promiscuité. De même le décor, l’Italie pauvre, en noir et blanc, misérable. Si bien que j’ai vu le film sans le voir, par intermittence, les yeux souvent fermés ou baissés. »

C’est par ces quelques lignes que s’ouvrent Les Fantômes du souvenir, de Serge Toubiana, publiés chez Grasset en octobre 2016. Et ces lignes sont l’une des deux raisons qui m’a immédiatement convaincue de lire la suite. La seconde raison, je la donnerai un peu plus tard.

Un souvenir d’enfance, un souvenir de film, le premier film donc. La Strada. On ne peut pas vraiment parler d’un coup de foudre… Lorsque j’ai lu ces quelques lignes, je me suis souvenue moi aussi de ma première Strada : vers quinze ou seize ans, avec mon père, à la télévision : « Tu vas voir, Fellini, c’est magnifique ! » Je ne crois pas avoir été aussi emballée, pas plus par La Strada que par La Dolce vita… mon Fellini à moi reste Fellini Roma, et je n’ai jamais réussi, encore, à revoir La Strada.

Mais revenons à ce livre et à son auteur, Serge Toubiana. Critique de cinéma, il a été rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, directeur de la Cinémathèque française entre 2003 et 2016, et il reste pour moi le co-auteur d’une magnifique biographie de François Truffaut, avec Antoine de Baecque.

Quant à ses Fantômes du souvenir, il est simple, beau, on y fait de belles rencontres (Truffaut, évidemment, Godard, inévitablement, Coppola, Isabelle Huppert…), on y assiste à des événements cinéphiles (anniversaire des Cahiers du cinéma, expositions à la Cinémathèque, projections…), on y observe d’abord la formation d’un cinéphile, puis les coulisses d’une revue, et les coulisses d’une institution.

On y suit des projets tels que la préparation d’un documentaire sur Truffaut, ou la découverte, dans les locaux des Films du carrosse, des bandes sur lesquelles étaient enregistrés les fameux entretiens Hitchcock / Truffaut. On y voit défiler le cinéma en perpétuels allers-retours, présent et passé se côtoient : Henri Langlois et nouvelle Cinémathèque, parcours de cinéastes, portraits d’hier et d’aujourd’hui.

Page après page de cet itinéraire dont on prolonge sans cesse la lecture, dont on diffère sans cesse le moment de le reposer, ce qui m’a le plus frappé, c’est une extraordinaire bienveillance. Hormis La Strada, moins aversion que rendez-vous manqué, et qui fait plus figure d’électrochoc ou de souvenir proustien, Serge Toubiana ne semble retenir que les belles rencontres, les expériences enrichissantes et les émotions.

Et chez cet amoureux de cinéma, vous ne trouverez ni hostilité, ni élitisme, juste (et presqu’exclusivement) les bons souvenirs.

Souvenir d’une rencontre

Je venais d’achever mon Master 1 de Littérature française, et mon directeur de recherche, Jean-François Louette, m’avait enjoint de trouver un sujet de mémoire pour ma deuxième année.

J’avais réussi à le convaincre que mon sujet, tout cinéphile qu’il était (l’influence de Proust dans le cinéma de Truffaut), pouvait tout à fait faire l’objet d’un mémoire de littérature.

Cet été-là, en 2008, Serge Toubiana intervenait à la radio, je ne me souviens plus à quelle fréquence, pour évoquer les entretiens Hitchcock / Truffaut, et l’on m’avait soufflé l’idée de le contacter. J’ai donc pris mon courage à deux mains et j’ai laissé un commentaire sur le blog qu’il tenait, en tant que directeur de la Cinémathèque française. J’ai eu très vite la surprise de recevoir une réponse, m’invitant à le rencontrer.

Cela peut paraître dérisoire à une personne extérieure, mais entrer dans les bureaux de la Cinémathèque française, patienter dans une salle à côté de personnes qui s’interpellent, demandant si « on n’a pas des nouvelles de Deneuve », s’assoir dans un bureau rempli de livres et de DVD et donnant sur la Seine, et parler de Truffaut avec Serge Toubiana, cela a de quoi impressionner, et avoir toujours envie de remercier, même 8 ans après.

Voilà pour la deuxième raison qui m’a poussée à lire ce livre, où j’ai reconnu à chaque page cette disponibilité et cet indéfectible amour du cinéma, à l’image de la description qu’il fait du réalisateur Wim Wenders à la fin d’un chapitre :

Jamais froid ni intimidant, toujours amical et généreux. Il transmettait mieux que quiconque à cette époque, l’amour du cinéma, l’ancien et le nouveau. Et d’où qu’il vienne.

Et passé ce souvenir, j’en reviens aux souvenirs !

Premiers souvenirs

En relisant la première phrase de Serge Toubiana, je me suis demandée quel film pourrait m’avoir marquée enfant autant que La strada avait pu le marquer.

Évidemment, des films marquants, il y en a eu, aussi bien des Chaplin que des films d’animation, avec, pour mes souvenirs les plus anciens, une prédilection pour les Don Bluth (Fievel, Brisby et le secret de Nimh, Le Petit dinosaure).

Mais il y en a peut-être trois dont le souvenir n’a été ni effacé, ni déformé : Le Roi et l’oiseau, auquel j’avais déjà consacré un article, Cinema Paradiso, dont j’ai parlé à plusieurs reprises, et Barry Lyndon.

Et c’est justement à Barry Lyndon que je pensais au moment où j’ai ouvert Les Fantômes du souvenir, parce qu’au même moment je parcourais Les Archives Stanley Kubrick, publiées généreusement fin 2016 par les éditions Taschen.

Pourquoi généreusement ? Parce que ces archives, comme celles de Chaplin ou plus récemment de Walt Disney, ont été d’abord éditées dans un format « extra large » et à un prix nettement moins abordable… J’espère donc que cette initiative Kubrick sera suivie d’autres, qui mettront à la portée du cinéphile ces superbes documents.

Dans ces archives, on retrouve évidemment une analyse détaillée des films et de la carrière de Kubrick, ainsi que des projets avortés, (le fameux Napoléon dont je ne cesse de vous rabattre les oreilles). Et une large place est laissée à la photographie, ce qui m’a donné envie de revoir Barry Lyndon.

Barry Lyndon

Barry Lyndon… pour moi à l’origine deux cassettes vidéos, première et seconde partie, en français, avec la voix inoubliable du narrateur, Jean-Claude Brialy.

Une histoire en costumes, magnifique, avec des décors somptueux, et des personnages auxquels, petite, je ne comprenais pas grand chose : un garçon un peu niais du fin fonds de l’Irlande, amoureux déçu, qui s’en va jouer au petit soldat, qui change d’uniforme, qui devient joueur, puis qui se marie…

Et puis il y avait cette musique, que j’écoutais en boucle sur cassette audio, et en alternance à mon panthéon musical avec le Let’s dance de David Bowie et le Non homologué de Jean-Jacques Goldman. Une musique incroyable qui vous arrive dans la tronche dès les premières minutes et qui ne vous lâche plus…

Aujourd’hui, Barry Lyndon a pris pour moi une autre mesure.

Il y a toujours la musique, cette scène d’ouverture fascinante, ce narrateur à l’ironie et à la voix envoûtantes :

Je peux difficilement choisir parmi mes scènes préférées, celle des Grenadiers anglais ? celle de la désertion vers la Prusse ? celle du jeu éclairé à la chandelle ? Je reprendrai juste celle de la bataille :

Avec le temps, j’ai compris que je ne parviendrai jamais à ressentir de sympathie pour les personnages : Barry est un amoureux déçu, qui a perdu toutes ses illusions et qui devient une crapule qu’on souhaite tout de même voir arriver à ses fins.

Quasiment tous les autres personnages sont lâches, hypocrites, menteurs, et même les bons laissent indifférents, comme lorsqu’on lit les Liaisons dangereuses, et qu’on se surprend à préférer la marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont, tout odieux et machiavéliques qu’ils soient, face à la niaiserie et à la candeur de tous les autres.

J’ai appris à apprécier la composition des scènes, la magnifique photographie, et le soin accordé à chaque détail.

Toujours maintenant, j’ai plaisir à voir et revoir Barry Lyndon, il reste mon Kubrick indétrônable… et après de longues recherches, des années de disette où elle n’était plus disponible, j’ai enfin remis la main sur la bande originale, qui reprend sa place dans mon atmosphère musicale.

Et pourtant, il y aura certainement des articles à venir où j’évoquerai des souvenirs cinématographiques qui m’auront marquée tout autant que Barry Lyndon.

Mais je repense à cet article de François Truffaut sur Isabelle Adjani :

Je dis parfois à Isabelle Adjani : « Notre vie est un mur, chaque film est une pierre. » Elle me fait toujours la même réponse : « Ce n’est pas vrai, chaque film est le mur. »

À très bientôt !