Pour ce compte-rendu de lecture du mois de septembre je vais tenter, une fois n’est pas coutume, non pas de partir de mes habituelles associations d’idées pour en venir au livre, mais bien de partir du livre pour partager ensuite les associations d’idées qui m’ont été communes avec son auteur.

Un roman de cinéma

J’ai parfois eu l’occasion d’en parler sur ce site : de quelle façon j’en viens à choisir un roman sur le cinéma.

Parfois il suffit du titre, parfois de la quatrième de couverture. Pour le livre qui m’intéresse aujourd’hui, ce qui a été déterminant, ce n’est pas seulement son titre, ni même sa quatrième de couverture, sur laquelle, avant de me plonger complètement dans la lecture, je m’étais à peine attardée.

Ce qui a été déterminant, ce sont ses premières lignes :

Hollywood, USA, 1932

Un matin de printemps et le jour qui se lève sur l’immensité de la ville, les milliers de maisons alignées, la perpendicularité inexorable des avenues là où vingt ans plus tôt s’étendaient les champs d’orangers, de citronniers et les pâturages, vingt ans plus tôt à peine, lorsque Griffith, DeMille et les autres décidèrent de planter leurs caméras ici, sous le soleil de plomb californien, précisément ici, quelque part vers le croisement de Vermont et de Sunset. Cet Hollywood-là, déjà, n’est plus, et l’aventure a disparu du monde moderne.

Il me semble que, lorsque j’ai pris ce livre sur le présentoir de la librairie où je l’ai acheté, avant d’en lire la quatrième de couverture, j’en ai lu ces premières lignes, et déjà, rien qu’avec le souffle de cette première phrase, j’ai été happée par la beauté de ce style et par la mélancolie qui s’en dégageait. Et c’est ce qui a été déterminant pour me faire retourner le livre et en consulter le résumé.

De quoi s’agit-il ? D’un roman de Nelly Alard, La Vie que tu t’étais imaginée, publié aux éditions Gallimard en janvier 2020.

J’ai lu les premiers mots, j’ai tourné et retourné le livre, assez frappée par cette photographie en noir et blanc – cheveux ondulés, posture pour écrire plus qu’inconfortable, sourcils légèrement arqués – et par cette fameuse quatrième de couverture :

«Quand on ne connaît pas sa mère, on ne comprend pas ce qu’on fait sur cette terre», m’avait dit Caroline.

J’avais voulu en savoir plus sur Elissa Landi, j’étais servie. Sa vie tout entière était là, sous forme de coupures de presse, photographies, contrats avec ses agents et ses producteurs, programmes, agendas et lettres. Des milliers de lettres. Mais ce n’était pas tout. Dans ces cartons il y avait aussi la vie de la mère d’Elissa, Karoline Zanardi Landi, la soi-disant «fille secrète» de l’impératrice Sissi, que la plupart des historiens qualifiaient de mythomane.

Je pense qu’il n’y aurait pas pu y avoir plus grand effet de surprise que ce grand écart entre deux univers : d’un côté Hollywood, presse, photographies, maisons de productions, films et contrats, de l’autre, l’impératrice Elisabeth d’Autriche dite Sissi.

Ce livre, c’est d’ailleurs davantage qu’un grand écart, puisque ce qui fait le pont entre ces deux univers tout aussi fastueux et invraisemblables l’un que l’autre, c’est une narratrice dont on va suivre la quête en oscillant constamment entre la tendresse et l’étonnement sceptique.

Trios de têtes

L’ouvrage s’ouvre sur une première partie qui s’intitule « Marie, Marie et Marie », dont le lecteur découvrira au fur à mesure qu’il s’agit de la soeur d’Elisabeth d’Autriche, Marie de Naples, de sa nièce Marie Wallersee, et de sa dame d’honneur, Marie Festetics.

Et pourtant, dans ce début de roman, ce n’est aucune de ces trois Marie que nous rencontrons en premier, mais un autre personnage, le premier personnage de la quatrième de couverture, Elissa Landi, dans son Hollywood des années trente.

Ce chapitre est relativement court, on y suit Elissa dans ses promenades à cheval et en voiture décapotable, on y découvre sa mère Karoline, et on reçoit avec elles deux une curieuse lettre venue d’Autriche.

Dès le deuxième chapitre, la caméra prend du recul. Ce n’est plus Elissa qui se trouve au premier plan, mais la narratrice à l’origine de cette curieuse quête.

Marie de Naples

Au-delà des trois Marie donnant son titre à la première partie, le roman nous conduit en effet d’un trio de têtes à un autre.

Il y a Marie, Marie et Marie, des figures qui seraient presque des figurantes si elles ne prenaient pas de temps en temps la parole.

Il y a le trio principal : Elisabeth d’Autriche, Elissa Landi et la narratrice.

Il y en a un dernier, tout aussi important : Karoline, la mère d’Elissa, Elissa Landi et sa fille, Caroline Thomas.

Autour de toutes ces figures féminines gravitent quelques autres figures masculines si ce n’est bien moins intrigantes, en tout cas réduites à l’état de spectateurs : le réalisateur Henri, rencontré par la narratrice ; le premier mari d’Elissa, John ; le second mari de sa mère, Pi ; et le plus surprenant : Proust.

Comme l’indique l’auteure – narratrice (frontière aussi indéterminée que pour le narrateur et l’auteur de la Recherche) :

Les lieux, les temps, les personnes, Proust et le Café Central, Sassetot et Elissa, moi et Hollywood, tous nous tournons, nous confondons, nous mélangeons dans la grande essoreuse du Temps.

Cet ouvrage est un va-et-vient continu dans cette galerie improbable de personnages qui sont tous à la recherche d’une réponse (pas forcément unique ni simple) : Karoline, la mère d’Elissa, est-elle la fille cachée de Sissi ?

Sissi ou Elisabeth ?

Tout l’intérêt du livre est de ne pas répondre ici à cette question, que je laisse en suspens.

J’en viens maintenant aux faisceaux de réactions et d’associations que ce roman a suscités en moi.

D’abord Sissi ou plutôt Elisabeth de Wittelsbach, impératrice d’Autriche. Au gré des pérégrinations historiques de l’auteure, j’ai eu l’impression de replonger dans une atmosphère que, comme tout le monde, j’ai d’abord connu avec les films de Romy Schneider.

C’est curieux d’ailleurs cette tendance à parler des films de Romy Schneider, puisque, certes, elle y incarne le premier rôle, de plus en plus à son corps défendant au fil des films, mais elle n’en est pas la réalisatrice.

Ces trois « films » dégoulinants de guimauve et de bonnes intentions, et présentant Magda Schneider, la mère de Romy, comme bien plus maternelle qu’elle ne l’a sans doute jamais été, sont l’oeuvre d’Ernst Marischka et si la plupart des gens connaissent Elisabeth d’Autriche aujourd’hui, c’est par son intermédiaire.

J’ai eu l’occasion d’aborder sur ce site dans différents articles le rapport compliqué qu’entretenait Romy Schneider avec son personnage de Sissi. Nelly Alard me donne avec son roman l’occasion de changer de point de vue et de considérer à nouveau quel personnage de cinéma on a fait de Sissi.

Je me suis ainsi rendue compte que je n’ai vu pas forcément tous les films mais la plupart de ceux qui lui sont consacrés (et qui apparaissent dans la filmographie proposée ici).

Si, comme l’auteure, je suis vite revenue de la trilogie mielleuse des Sissi, j’ai pu apprécier une Ava Gardner vieillissante et néanmoins toujours aussi impériale dans Mayerling, j’ai adoré l’apparition en mouette d’une Sissi énigmatique dans le Ludwig de Visconti (la revanche de Romy Schneider sur son personnage) et je n’avais par contre pas fait le lien entre Sissi et L’Aigle à deux têtes de Cocteau, avec une magnifique Edwige Feuillère.

J’ai aussi le vague souvenir d’un téléfilm avec Arielle Dombasle, et qui contrastait quelque peu avec la vision fantasmée et habituelle du personnage, car aucun des films mentionnés précédemment ne semblent approcher la réalité d’Elisabeth d’Autriche, du moins telle qu’on semble l’approcher désormais : sa frigidité (qui cadre mal d’ailleurs avec la naissance d’une enfant cachée), son anorexie, son anticonformisme, son narcissisme, son refus de vieillir et d’être photographiée – Nelly Alard nous révélant dans son roman que la fameuse photo mortuaire n’est elle-même qu’un fake issu du premier film consacré à l’impératrice.

J’ai eu aussi une bonne période où l’empire austro-hongrois m’intéressait beaucoup, peut-être pas autant que cela intéressait Nelly Alard, mais j’ai gardé de cette période un ouvrage de Bernard Michel dans ma bibliothèque, où j’ai retrouvé les portraits de François-Joseph, côtoyant les tableaux de Klimt et la musique de Johann Strauss…

Ce sont ces images réelles très floues et ces images fantasmées très réelles que suscitent en nous La Vie que tu t’étais imaginée, elles se superposent à des films de Max Ophüls, à des romans de Stefan Zweig, aux mots de Proust nous décrivant la vie artistique, littéraire et mondaine de la fin du dix-neuvième siècle, et elles viennent côtoyer le Hollywood des années trente et l’histoire surprenante d’Elissa Landi.

Elissa Landi

Dans la superbe bible qu’Antoine Sire consacre aux stars des années 30 aux années 50, Hollywood, la cité des femmes, Elissa Landi ne fait l’objet que d’une seule et unique mention : à la page 194, dans le chapitre consacré à Claudette Colbert, et dans la section elle-même consacrée au Signe de la croix, le film de Cecil B. DeMille de 1932.

J’en profite pour recommander une nouvelle fois la lecture de cet ouvrage passionnant qu’est Hollywood, la cité des femmes.

Ce n’est cependant pas avec lui qu’on en apprend plus sur Elissa Landi. Je ne pense pas avoir déjà vu un film où elle apparaît, si ce n’est éventuellement Le Comte de Monte-Cristo avec Robert Donnat, que je ne connais que parce qu’il est le film préféré de V dans V pour Vendetta

J’ai donc laissé Nelly Alard me parler d’Elissa, et si l’on apprend à bien connaître Elissa dans ce livre, c’est d’abord par l’intermédiaire de sa fille, puis à travers les échanges qu’elle a avec sa mère, et c’est pour cette raison que la deuxième partie du roman fait le lien entre non pas trois, mais quatre générations de femmes : Karoline et Elissa, Caroline et Elissa.

Cherchant à démêler cette histoire incroyable, la narratrice pousse ses recherches jusqu’à prendre contact avec Caroline Thomas, la fille d’Elissa, qui lui donne accès à ses archives. S’ensuit une troisième partie dans laquelle Elissa, à travers ses lettres, prend pleinement la parole.

On y découvre une femme tiraillée entre l’écriture et le cinéma, entre l’Angleterre et les États-Unis, entre ses relations avec les hommes et son désir d’indépendance, entre son amour pour les siens et ses ambitions personnelles.

Du Je au Je, de Elissa à la narratrice

Je dois l’avouer, c’est dans les parties consacrées à Elissa, et où elle lui donne la parole dans un discours indirect libre, que Nelly Alard m’a quelque peu perdue.

En définitive, et citant de mémoire mon Pascal, « On aime mieux la chasse que la prise », j’ai préféré, et de loin, la quête de la narratrice, allant d’un personnage à l’autre, d’une Marie à une autre, d’une Elisabeth à une Elissa, d’une Karoline à une Caroline, à la mise en scène, via les lettres retrouvées, de son Elissa.

J’ai préféré le jeu des multiples coïncidences, les effets de miroirs et de reflets, les allers retours entre Hollywood, l’Autriche et la Bretagne, aux hésitations, aux tergiversations et tourments endurés pendant sa trop courte carrière et sa trop courte vie par Elissa Landi.

Et si en refermant le livre j’ai l’impression d’avoir couru après de vagues silhouettes, qu’elles soient impératrice, star hollywoodienne, auteure en quête de personnages, ce sont moins les rares arrêts sur image dont je garderai le souvenir que les foisonnements fugaces de ce kaléidoscope.

En espérant vous avoir, vous aussi, donné envie de participer à cette quête, je vous souhaite de belles lectures, et vous dis à très bientôt sur Cinephiledoc !