Recréer l’absurdité, l’immensité et le désordre de la vie après la mort. Imaginer un lieu brumeux, pas foncièrement incohérent, mais étrange – comme peuvent l’être les rêves ou l’univers fantastique, comme peut se définir l’inquiétante étrangeté selon Freud. Faire se côtoyer un semblant de vie et une mort démythifiée. Voilà entre autres ce qui est à l’oeuvre dans l’ouvrage auquel est consacré cet article.

Source : Sonatine éditions

Source : Sonatine éditions

Le Voyage de G. Mastorna est le film maudit de Federico Fellini : le projet qui lui tenait le plus à coeur, dans lequel il projetait toute son imagination grandiose et débridée, et qu’il n’a jamais pu réaliser. C’est ce projet que l’on découvre aujourd’hui, sous la forme hybride du scénario et du roman.

Publié aux éditions Sonatine (très belles et très sobres éditions qui avait déjà fait paraître une analyse du film Diamants sur canapé), le texte est encadré de documents qui en rendent la lecture compréhensible, et plus qu’agréable, même aux non-initiés : une préface, une lettre de Fellini à son producteur, et l’essai d’un auteur italien, Ermanno Cavazzoni.

Raconter l’arrivée dans la mort

L’histoire que nous raconte Fellini, que l’on voit se dérouler sous nos yeux avec la même aisance que si l’on voyait le film (récit au présent, scènes spectacles), c’est ni plus ni moins ce que, en langage littéraire, on appelle une catabase – une descente aux enfers. Mais il s’agit là d’une catabase laïque, sans véritable enfer, et surtout, sans paradis.

Die_Seelen_des_Acheron

G. Mastorna, violoncelliste, est passager d’un vol à destination de Florence, qui survole l’Allemagne en pleine tempête. Après ce qu’il croit être un atterrissage de fortune, il se retrouve, avec les autres passagers, dans un car à destination d’un motel. L’avion s’est en fait écrasé dans les montagnes. C’est le début, pour Mastorna, d’une odyssée kafkaïenne, au milieu d’une foule errante, grotesque, au milieu du chaos des gares, des aéroports, et des salles surchargées d’âmes en perdition. Une fête des fous, un carnaval délirant où vie et mort se confondent dans le flou le plus total.

Lorsque les médecins annoncent à un patient sa maladie, ils étudient les différentes étapes qui vont se succéder dans les  réactions du patient : choc, dénégation, révolte, marchandage, dépression et, enfin, acceptation. Mastorna, après sa mort, va passer par les mêmes étapes, dans ce purgatoire nébuleux. On le voit refuser de se considérer comme mort, chercher à entrer en contact avec les vivants, se révolter contre l’inertie et l’absence de sens du lieu où il se trouve et des êtres qui le peuplent. En effet, dans l’au-delà de Fellini, aucune transcendance, aucune divinité.

La mort n’est absolument pas la destination, la justification de ce qu’a été la vie. Et c’est ce qui bouleverse le plus Mastorna, avec son éducation chrétienne et morale : pas de paradis, pas de vérité révélée, pas de puissance salvatrice et protectrice qui accueillerait avec réconfort les défunts. Cette révélation est d’autant plus terrible pour lui qu’il exerce un métier, violoncelliste, qui, pour lui, fait complètement sens :

« un travail qui consiste à s’insérer au moment juste, exactement à ce moment-là, ni une seconde avant, ni une seconde après, à s’insérer donc dans une action collective en jouant éventuellement deux notes, et puis attendre en silence, immobile, que, de nouveau, vienne le moment de faire naître deux autres notes de l’instrument, l’oeil fixe en attendant la baguette du chef d’orchestre

Comme l’écrit Fellini à son producteur Dino de Laurentiis :

« Nous projetons, dans une dimension que nous appelons généralement l’au-delà, l’ensemble de nos espoirs, de notre éducation rigoureuse, de notre ignorance, sans nous rendre compte que cet au-delà, inventé, mystifié, fantaisiste ou moraliste, conditionne inévitablement notre vie ici-bas, qui en conséquence est inventée à son tour et mystifiée, en d’autres termes engagée dans de faux schémas. »

C’est donc pour démystifier l’au-delà, et redonner un sens à la vie, moins grandiose mais plus authentique, que Mastorna entreprend son voyage.

L’instant authentique dans le film d’une vie

Parmi les étapes de ce voyage, il y a la scène, magnifique, où pour acquérir une nouvelle identité (celle du nom, du prénom et de la profession ne servent plus à rien dans l’au-delà de Fellini), Mastorna assiste à la projection du film qui retrace toute sa vie, à la recherche d’un instant spontané, où il aura été lui-même.

Cette scène n’est pas la scène banale d’un film qui est resté au stade du scénario / roman, c’est le rêve que chaque vie soit cinématographiée, que chaque instant d’une vie soit le commencement d’un film. C’est la trace aussi de cette passion du créateur pour son art : pouvoir le représenter, rêver le cinéma comme ce qui permettrait à l’artiste, et plus généralement, à l’être humain, de se justifier et de se construire :

« Un étrange spectacle commence sur l’écran : un bombardement, une pluie d’images si rapides qu’on peut à peine les saisir. Par moments, une image se fixe pendant quelques secondes et devient plus lisible, mais c’est pour un instant, et tout de suite après le rythme effréné reprend. Un fourmillement informe qui peine à prendre corps, une danse lumineuse de petits cercles qui roulent vertigineusement. »

Et ensuite, toute la vie qui défile. En parallèle, on pourrait construire une autre scène, qui a été jouée sans doute des dizaines et des centaines de fois : quel instant du cinéma de Fellini, du cinéma de n’importe quel réalisateur, conserve-t-on comme témoignage de son art ? Comme élément de mémoire indispensable ?

La panique et le répit

Dans ce récit, nous suivons les pas angoissés de Mastorna, dans une ville difforme, au milieu d’un défilé d’êtres caricaturaux et grotesques, dans des cérémonies improbables (la fête pour la Libération de la grande peur, la remise des prix, un show clinquant et ridicule comme peuvent l’être certaines émissions télévisées).

Parvenir à une destination, sortir de la ville, s’échapper au-delà du visible, au-delà des spectateurs et des espions, voilà le véritable but, pour finalement déambuler dans une Florence recréée où toutes les senteurs, toute la quintessence du monde, toutes les saveurs de l’existence s’expriment. Voilà le véritable paradis, où l’âme défunte parviendrait à savourer réellement ce qu’elle n’a pas pu apprécier de son vivant.

Comme le montre Ermanno Cavazzoni dans l’essai qui clôt ce magnifique ouvrage, Les Purgatoires au 20ème siècle (présenté malheureusement uniquement sous forme d’extraits), la vie elle-même est un purgatoire, pas très différent du monde imaginé par Fellini, et le vrai paradis à trouver, la véritable éternité, c’est la révélation de « la grande symphonie de l’existence », la compréhension du monde comme totalité ordonnée et foisonnante, avec un oeil presque illuminé :

« C’est cela, l’éternité. Elle se montre de temps en temps, sans prévenir, lorsqu’on a l’esprit libre et élevé, comme si l’on naissait ou renaissait après un séjour long, pénible, interminable, dans le purgatoire, qui est confusion, indécision sur la route à prendre et sur l’identité à adopter.

Le point d’arrivée, c’est la naissance au monde lumineux et clair, comme il apparaît dans certaines journées heureuses. Le purgatoire est avant, ce n’est pas un lieu d’arrivée, c’est un séjour prénatal au milieu du chaos des possibilités, accompagné de tout le mal-être lié à l’indécision. »

Apprivoiser la mort

Ce livre, Le Voyage de G. Mastorna, testament artistique de Fellini, n’a pas d’autre dessein, que de nous aider à affronter la mort. Avec un propos radicalement différent du roman Tous les hommes sont mortels, de Simone de Beauvoir (qui évoquait l’immortalité comme une malédiction), il nous apporte le même réconfort : mêler la vie et la mort, confondre les deux dans un enchaînement infini et nous faire porter sur l’au-delà un regard vidé de toutes les craintes religieuses et morales des siècles précédents.

Ce tableau de Nicolas Poussin "Et in Arcadia ego" illustre l'omniprésence de la mort : la mort est aussi en Arcadie, pays du bonheur.

Ce tableau de Nicolas Poussin « Et in Arcadia ego » illustre l’omniprésence de la mort : la mort est aussi en Arcadie, pays du bonheur.

Mais c’est aussi entendre la voix artistique d’un cinéaste dans ce qui aurait dû être son oeuvre maîtresse, l’oeuvre d’une vie, le projet qui lui tenait le plus à coeur, son chant du cygne, en somme. En cela, le livre est également un très beau témoignage de tout ce qui se passe dans l’esprit d’un artiste avant qu’émerge l’oeuvre que reçoit le public.

Mon amie du blog Thèse antithèse foutaises, Eva, me taquine régulièrement parce que je suis une fan de tout ce qui s’apparente à du métatexte et du paratexte (tout ce qui entoure le texte et l’explique, l’approfondit) – ici, du métafilm et du parafilm, si l’on peut dire. Mais c’est parce que tout cela révèle quelque chose de la création, ce qui est encore plus émouvant ici, parce que c’est le seul témoignage de ce qu’aurait pu être cette création.

Trois films de Fellini à voir ou à revoir