Un curieux titre pour ce dernier compte-rendu de lecture de 2015, me direz-vous. Les ministres sont parfois des clowns, j’ignore si les clowns peuvent être ministres, y’en a-t-il eu, d’ailleurs des clowns ministres, je ne saurais le dire… Même si le rire du clown (rire aux larmes) peut sembler éloigné du sérieux du ministre, comique et politique font souvent ménage, et presque toujours pour s’affronter. Il n’en est rien, ou presque, néanmoins, dans le livre dont je vais vous parler aujourd’hui. Mais avant, quelques mots.
Le choix du dernier
Choisir un dernier ouvrage pour finir l’année est toujours difficile pour moi. J’aurais pu, dans l’attente impatiente du dernier Star Wars, reprendre un livre consacré à la saga, mais je n’ai pas trouvé de quoi faire un article conséquent. Évidemment, je suis tombée en arrêt devant les « beaux livres » publiés à l’occasion des fêtes, mais là encore, rien de décisif.
Une fois passé le rayon cinéma, je suis allée, comme d’habitude, fureter du côté des autobiographies et romans. J’ai hésité devant les mémoires de Michel Piccoli, j’ai tergiversé devant celles de Charlotte Rampling, je me suis dit que je ne connaissais pas assez bien Pasolini pour parler de ses scénarios réédités, et finalement, c’est une couverture et un titre qui m’ont décidée.
Sur cette couverture, la représentation quasi parfaite du titre : Deux Messieurs sur la plage. Deux Messieurs en noir et blanc, et d’ailleurs l’un en noir, l’autre en blanc, l’un svelte, l’autre imposant. Une image sérieuse, calme, posée, qui semble vouloir recréer un couple à la Laurel et Hardy. Winston Churchill et Charlie Chaplin prenant la pose.
J’avais reconnu les deux : l’un parce que j’aime ses films, l’autre parce que l’histoire en général, et l’histoire du Royaume-Uni en particulier, me passionne. Et d’un seul coup, en moi, j’ai eu deux réactions simultanées : la première était de me dire qu’on pouvait difficilement trouver, a priori, couple plus improbable. La seconde, qu’on ne pouvait certainement trouver association plus complémentaire.
J’ai retourné le livre, lu la quatrième de couverture, qui a fini d’allécher ma curiosité, et qui a emporté la dernière hésitation, fondée sur la date de parution de l’ouvrage, juillet 2015. Mon dernier compte-rendu de lecture ne porte donc pas sur un livre publié le mois dernier ou le mois d’avant, mais qui avait échappé à ma vigilance et qui est finalement un coup de cœur.
Il s’agit donc d’un roman de Michael Köhlmeier, publié aux éditions Jacqueline Chambon, maison d’édition associée à Actes Sud.
Le clown, le politique et le chien noir
Cet ouvrage a suscité en moi tout un flot de réactions et d’émotions si diverses, et que je vais tant bien que mal essayer d’ordonner, mais encore faudrait-il pouvoir résumer Deux Messieurs sur la plage. L’ouvrage n’épouse pas une chronologie parfaite, adopte des points de vue différents, qu’il suive la trajectoire de Chaplin ou de Churchill, et qu’il la suive de l’intérieur ou en témoin extérieur. C’est pourquoi, avant d’aller plus loin, je choisis la facilité, et reprend strictement la quatrième de couverture.
En 1929, sur une plage de Californie, eut lieu la rencontre improbable de deux Anglais : Charlie Chaplin, le tramp des bas-fonds londoniens, et Winston Churchill, l’aristocrate qui allait bientôt sauver l’Angleterre de la barbarie nazie. Ils se découvrirent un ennemi commun : leur mélancolie, et décidèrent que chaque fois que l’un d’eux serait en proie au “chien noir”, nom que donnait Churchill à sa dépression, il appellerait l’autre à l’aide. Et c’est ce qu’ils firent.
L’intrigue a l’air simple, quoi de plus simple qu’une rencontre ? On se dit que l’auteur va nous conduire doucement, en nous prenant par la main, d’un point A à un point B, mais ce serait trop facile ! Car non seulement, c’est la chronologie tout en allers et retours de Chaplin et Churchill, que suit le lecteur, mais c’est aussi celles des témoins, directs ou indirects, secrétaire particulier de l’un, chauffeur de l’autre, intervieweurs, familles et amis, auxquels s’ajoute le narrateur (est-ce l’auteur ?) qui fait le récit d’éléments de sa propre vie, lui-même clown et écrivain, et de celle de son père, admirateur de Chaplin et de Churchil.
Voici donc deux personnalités fortes, l’un des plus grands cinéastes du 20ème siècle – voire le plus grand – et l’un des plus grands hommes politiques – voire le plus grand – qui se rencontrent. Certes, pour Chaplin, si vous connaissez sa biographie (et son autobiographie, lecture nécessaire et parmi les bibles du cinéphile) vous savez ce genre de rencontres aussi surprenantes que nombreuses : Cocteau, Gandhi, Einstein…
Mais même lorsque l’on se figure que les comiques sont tristes, même lorsqu’on revoit leurs personnages, Charlot si solitaire et bouleversant, Buster Keaton, l’homme qui ne sourit jamais, on ne parvient pas à s’imaginer qu’ils puissent être sujets à la dépression.
Et que dire de Churchill, qui porta l’Angleterre et l’Europe à bout de bras dans la résistance à l’Allemagne nazie ? L’homme qui affirme :
Vous vous demandez : quel est notre but ? Je réponds par un seul mot : la victoire, la victoire à n’importe quel prix, la victoire en dépit de toutes les terreurs, la victoire quelque longue et difficile que soit la route pour y parvenir, car sans victoire, il n’y a pas de survie.
aurait donc souffert de dépression. Et fait incroyable, et que se propose de nous raconter Deux Messieurs sur la plage, il aurait ainsi conclu un pacte avec Chaplin, rencontré aux hasards d’une soirée mondaine, pour lutter contre le « chien noir », ainsi qu’étaient surnommées ces attaques de mélancolie.
Comme remèdes à ces attaques, l’amitié, la solidarité immédiate et sans conditions à celui des deux qui traverserait cette mauvaise passe, et la « méthode du clown » : rire, s’observer de l’extérieur, et s’écrire à soi-même, en spirale et allongé nu sur une feuille, une lettre. Avec quelques autres méthodes personnelles : l’alcool, l’écriture et la peinture pour l’un, le cinéma et le travail pour l’autre.
Dans l’intimité de l’histoire et du cinéma
Cet ouvrage est l’occasion pour le lecteur, cinéphile, historien, ou ni l’un ni l’autre, de découvrir ou de redécouvrir ces deux hommes. Derrière leur apparente force oratoire, qu’elle s’exprime à travers une figure de petit homme au chapeau melon et à la moustache en trapèze, ou à travers des discours et des images d’archives, Michael Köhlmeier nous révèle leur fragilité.
D’un côté l’enfance de Churchill, héritier cancre d’une longue lignée, son mariage et ses enfants, sa traversée du désert, sa carrière littéraire (un prix Nobel de littérature), ses habitudes, sa consommation d’alcool, ses activités de peintre, ses voyages et jusqu’à son rôle de premier ministre pendant la seconde guerre mondiale.
De l’autre, Chaplin, dont la vie nous est livrée avec moins de détails et d’approfondissements, un portrait tout en ébauches, mais tout aussi complexe : son amitié avec Douglas Fairbanks et Mary Pickford, la réalisation du Cirque, sa relation avec son frère Sydney, ses femmes très légèrement entrevues (sauf Oona, qui n’apparaît pas), et ses enfants les plus âgés, jusqu’à sa « retraite » à Vevey.
Ce sont, pour chacun d’eux, ces détails qui intriguent, qu’on les connaisse ou non. Au fil des rencontres et des échanges, on se demande moins s’ils ont réellement eu lieu, s’ils se sont réellement passés ainsi, que si ces deux personnages ont véritablement existé. On en vient à douter qu’ils soient autre chose que les créatures du romancier ou que le fruit de notre propre imagination, à les voir tantôt créer, tantôt combattre, tantôt se débattre avec le chien noir qui les poursuit.
L’auteur construit de manière habile un jeu de miroirs vertigineux où tous les personnages fonctionnent par paires, s’emmêlent et se démêlent, et s’interpellent entre eux : Churchill et Charlot, Churchill et son secrétaire particulier, Charlot et Sydney, Charlot et son chauffeur, ou encore le narrateur et son propre père.
Tous écrivains, tous orateurs, tous hommes de spectacle, tous clowns, tous humains obsédés par la mort, finalement.
À l’horizon
Finalement, dans ce méandre d’êtres humains, de doubles et de reflets, et d’allers-retours, Michael Köhlmeier nous entraine à la poursuite du destin de Churchill et de Chaplin : chien noir ou non, incarner en dépit de tout la résistance.
Résister par l’humour et combattre Hitler en le tournant en ridicule pour Chaplin, en réalisant Le Dictateur. Résister par les armes et par toute sa force politique et oratoire pour Churchill et incarner à lui seul tout le flegme britannique face au Blitz.
Deux Messieurs sur la plage m’a donné envie de me replonger dans cette période historique des années 30 et 40, et d’en apprendre plus sur Churchill et de me replonger dans le fabuleux roman de science-fiction de Connie Willis, Blitz, que je vous recommande.
J’ai eu envie aussi de revoir et d’entendre Churchill en tant que premier ministre, et de chercher ce que je pouvais trouver comme vidéos sur le sujet… Si j’en trouve une qui me satisfait, je l’ajouterai ici.
Quant à Chaplin, quoi de plus évident ? Le livre donne envie de revoir les films, tous sans exception, et parmi eux, Le Cirque, parce que c’est l’un des premiers mentionnés, Les Lumières de la ville, parce que c’est, selon l’auteur, avec Churchill que Chaplin a eu l’idée de la scène avec le milliardaire ivre que Charlot sauve de la noyade, mais surtout Le Dictateur, parce qu’on en voit le contexte de création, la façon dont l’idée poursuit Chaplin, le tournage et jusqu’à la première projection, et parce que, quoi que l’on fasse, aujourd’hui plus que jamais, on voudrait réentendre son discours final :
Trafalblog
Wow, tu me donnes envie de lire ce livre, moi qui ne connais ni l’un ni l’autre de ces deux personnages ! Faut que je revienne chez toi te le piquer ! =)
juliettefiliol
Merci, c’est le but (pas de me piquer le livre, mais de donner envie de le lire 😉 ). C’est une très belle surprise de fin d’année, un livre mélancolique mais finalement plein d’optimisme et d’espoir !