Voici, un peu plus d’un mois après ma visite à Chaplin’s world, le compte-rendu de lecture du trésor déniché là-bas.

Vous voyez que d’emblée je donne le ton. Chaplin’s world m’avait donné envie de revoir les films de Chaplin et de relire son autobiographie.

Le livre dont je vais parler dans quelques instants et que je viens de terminer m’a donné envie lui aussi de revoir non seulement Chaplin en Charlot, mais aussi de revoir Chaplin l’homme : images d’archives, coulisses de films, et même Chaplin incarné par un autre, Robert Downey Jr, bluffant, dans le biopic réalisé par Richard Attenborough. Mais tout cela, j’y reviendrai plus tard.

Rêver le dernier Chaplin

En 1967 sort le dernier film de Chaplin, La Comtesse de Hong-Kong, avec Marlon Brando et Sophia Loren. Comme dans Monsieur Verdoux, Les Feux de la rampe et Un Roi à New-York, on n’y retrouve plus le personnage de Charlot. Chaplin y fait une apparition.

Autant le dire, je n’ai jamais vu La Comtesse de Hong-Kong. Et si Monsieur Verdoux et Les Feux de la rampe sont parmi mes Chaplin préférés – bien qu’il soit difficile pour moi d’en faire un quelconque classement – je n’ai jamais ressenti la même admiration pour Un roi à New-York. Peut-être faudrait-il que je lui donne une seconde chance ?

Donc, La Comtesse de Hong-Kong sort en 1967. Chaplin meurt au matin de Noël 1977. Dix ans sans projet ? Connaissant le personnage, c’est peu probable. Après avoir lu The Freak, on se rend compte que c’est impossible.

The Freak, qu’est-ce que c’est ?

Tout d’abord, c’est un livre de Pierre Smolik, écrivain et cinéaste suisse, livre publié en 2016 par les éditeurs Call me Edouard. L’ouvrage est sorti simultanément dans une version française et une version anglaise. Comme l’indique son titre, il a pour sujet le dernier film de Chaplin, son dernier projet, jamais réalisé.

Ce projet, Chaplin commence à y travailler un peu avant la réalisation de La Comtesse de Hong-Kong, et il le tient en haleine jusqu’en 1974.

The Freak, c’est l’histoire d’une jeune femme, Sarapha, qui un soir tombe sur le toit de la maison isolée d’un scientifique, le professeur Latham. « Tombe sur » car Sarapha n’est pas une femme ordinaire : des ailes lui ont poussé dans le dos.

Un ange ? Un oiseau ? Un monstre ? Un « freak » justement, comme on nommait les malheureuses créatures qu’on exhibait dans les foires : femme à barbe, nain, siamois, Venus hottentote, Elephant man… ?

Sarapha, tombée sur le toit d’une maison en Terre de feu, va être tour à tour étudiée, vénérée, crainte. Enlevée par des profiteurs sans scrupule, elle va voyager jusqu’à Londres, se voir tour à tour déniée ou reconnue son humanité, être traquée par des fanatiques ou par les services de l’immigration, harcelée par les uns, mais aussi défendue bec et griffes (c’est le cas de le dire) par d’autres. Avec toujours cette question : de quoi ses ailes sont-elles le signe ? D’un miracle, d’un paradis ou d’un enfer à venir, de l’innocence ?

Sur plus de 300 pages, Pierre Smolik dissèque ce projet, nous le donne à voir en images, en notes, et nous le fait rêver, comme le faisait, une fois encore, l’excellent livre de Simon Braund, Les plus grands films que vous ne verrez jamais, dans lequel The Freak aurait tout à fait eu sa place.

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Il nous plonge dans les différentes versions du scénario, dans les notes du cinéaste, qui voulait confier le rôle de Sarapha à sa fille Victoria. L’ouvrage se lit comme un roman, et de manière haletante, et pendant cette lecture, on tente à chaque page de saisir tout ce qui nous échappe, cette chimère qui n’a pas pu exister, cette créature incroyable à force de complexité et d’absurde. La chose nous paraît, comme un freak, à la fois sublime et monstrueuse.

En effet l’auteur ne se contente pas de nous donner à lire un projet de scénario : il sonde chaque page de ce scénario, reprend chaque idée de Chaplin, décortique chaque détail. Le réalisateur voulait situer le film en Terre de feu, pourquoi donc ? Des anges apparaissent déjà dans le Kid, mais de quelle manière ? Et le message de Sarapha, pourquoi ressemble-t-il autant, à quelques années d’intervalle, au discours à la fin du Dictateur ? Ce ne sont quelques questions, parmi les dizaines que posent ce livre, dans lequel on part en quête non seulement de l’œuvre de Chaplin, mais aussi de l’homme.

A la recherche de Chaplin…

Le livre ressemble parfaitement à ce qu’il cherche à rattraper : un beau monstre, à la fois étude cinématographique, plongée dans des archives, lecture d’un testament artistique (comme on pouvait lire il y a quelques années celui de Federico Fellini, Le Voyage de G. Mastorna), analyse anthropologique, sociologique, religieuse, politique, biographie…

Source : Sonatine éditions

 

On y étudie les coutumes des indiens de la Terre de feu, les rues de Londres, les faiseurs de miracles religieux, l’emploi du temps de Chaplin à Corsier-sur-Vevey, on y feuillette son album familial tout en pudeur, on tente de déchiffrer son écriture avec sa secrétaire, de construire des accessoires et des décors, de trouver des musiques…

The Freak, c’est tout cela à la fois, mais c’est surtout le plus bel hommage que l’on pouvait rendre à l’œuvre d’un homme.

Un livre qui s’ouvre avec un magnifique dessin de Pierre Etaix, et avec les mots de la petite fille de Chaplin, Aurelia Thierrée. A chaque page ou presque, une découverte : photographies du cinéaste, de sa famille, de sa maison, et du projet, qu’il en soit au stade de notes manuscrites ou de pages tapées à la machine, citations de Chaplin ou de ses proches, idées fortes du livres reprises et presque psalmodiées.

Non seulement ce livre égale, en terme de référence cinématographique, l’autobiographie de Chaplin, mais elle se hisse, selon moi, au rang de bible pour les cinéphiles, au même titre que cette autobiographie déjà citée, ou que le Hitchcock / Truffaut.

Et comme je l’ai dit plus haut, il donne envie de relire Chaplin et de revoir Chaplin.

Pourquoi les coiffeurs ?

Avant d’entamer cette captivante lecture, je m’étais déjà plongée, un peu plus tôt, dans un petit livre dont la publication remonte à 2010 : …Pourquoi les coiffeurs ? Notes actuelles sur Le Dictateur, de Jean Narboni, aux éditions Capricci. Capricci est une très bonne maison d’édition, avec laquelle j’ai une bonne expérience cinéphile. Cela aurait déjà pu suffire amplement à ce que j’ouvre le livre de Jean Narboni, par ailleurs critique de cinéma reconnu.

Ce petit ouvrage, qui se lit d’une traite, ou par petits bouts, ne va cependant pas retracer toute la genèse du Dictateur, et tout son destin, de la préparation à l’émerveillement que le film suscite toujours aujourd’hui. Il s’amuse avec Le Dictateur, s’attarde sur des détails auxquels on n’avait pas prêté attention, l’attrape par un côté, puis, comme s’il s’agissait d’un rubik’s cube, passe à une autre face.

Le tout sous forme de questions et de petits textes de trois à quatre pages à chaque fois, parfois moins :

« Pourquoi Chaplin introduit-il son film par un long prologue sur la guerre de 14-18, aussitôt vu qu’oublié, en attendant qu’une autre vision le propose à notre attention ? » « Pourquoi dit-on toujours « le petit barbier juif » quand c’est le terme de « coiffeur » qui conviendrait, pour des raisons profondes et anciennes ? » « Pourquoi faut-il que la ressemblance entre Hynkel et le petit homme ne soit relevée par personne dans le film ? »
Il s’intéresse à cette fameuse moustache de discorde entre Chaplin et Hitler, aux noms des personnages, à leurs discours, à la musique utilisée dans le film, et à cette volonté imperturbable de Chaplin de faire ce film, décrié à l’époque, perçu comme daté ou d’une incroyable modernité, voire comme visionnaire.
Là encore, cette lecture, qui suscite des images plus familières que The Freak, s’agissant évidemment d’un film vu et revu, nous donne envie de revoir Le Dictateur, de revoir Hynkel s’époumoner devant la foule, embrasser le monde jusqu’à son éclatement, ou de revoir le barbier sautiller en cadence au rythme de la Cinquième danse hongroise de Brahms.

Revoir l’œuvre, retrouver l’homme

Il y a quelques années, j’avais découvert qu’il existait un biopic consacré à Chaplin. Évidemment, lorsque l’on se plonge dans son autobiographie, on voit à quel point Chaplin est un personnage cinématographique en lui-même. Mais un biopic ? Il faut les épaules.

Je me suis donc procurée Chaplin, de Richard Attenborough, avec un peu de méfiance mais aussi beaucoup d’impatience. Richard Attenborough, c’est l’acteur qui incarne John Sturges dans La Grande évasion, et le milliardaire excentrique John Hammond dans Jurassic Park. Vous savez, celui qui veut ressusciter les dinosaures. C’est également le réalisateur de l’immense biopic sur Gandhi avec Ben Kingsley dans le rôle titre. Autant dire que le biopic, il connaissait.

Au casting, un Robert Downey Jr bluffant de ressemblance avec Chaplin, Anthony Hopkins et Geraldine Chaplin, fille de Chaplin, qui joue sa mère. Vous avez suivi ? La fille de Chaplin joue la mère de Chaplin.

Et on y croise donc tous les personnages qui ont traversé la vie de Chaplin : son frère Sidney, Mack Sennett, Douglas Fairbanks, Mary Pickford, J. Edgar Hoover, Edna Purviance, Paulette Goddard, et évidemment, Oona O’Neill.

Le film est une belle galerie de portraits, un beau concentré de cinéma que l’on regarde avec sympathie, même si la fin est un peu longue. On y voit Chaplin à ses débuts, à 5 ans sur une scène de théâtre, puis dans la troupe de Fred Karno, on le voit créer Charlot, on le voit réalisateur exigeant, artiste, homme d’affaires redoutable, homme engagé sans affiliation politique, et amoureux.

Pour celles et ceux qui veulent découvrir l’homme, c’est une expérience à tenter. Pour ceux aussi qui veulent voir Robert Downey Jr avant Iron man et Sherlock Holmes dans un rôle vraiment à sa hauteur, n’hésitez pas.

Prochaine lecture ?

Et pour ceux qui se demandent quelle sera ma prochaine lecture sur Chaplin, puisque après The Freak et Pourquoi les coiffeurs ?, l’homme et l’œuvre me fascinent toujours autant, j’ai jeté mon dévolu sur Footlights, paru en octobre 2014 par les éditions du Seuil, le seul roman écrit par Chaplin, et qui a inspiré Les Feux de la rampe.

J’en toucherai peut-être un mot une fois sa lecture achevée. En attendant, je vais préparer quelques hors-séries pour cet été…