Philippe Geluck

Tranche de vie (ou tranche de gâteau, selon la formule d’Alfred Hitchcock) : hier soir, je flânais sur Facebook, tout en discutant avec une amie via la messagerie instantanée et en guettant la fin de cuisson d’un gâteau au yaourt, pépites de chocolat et oranges confites. Tout à coup, l’amie connectée me signale un reportage qui m’est – forcément – destiné au Journal télévisé de France 2 : les jeunes et la lecture.

Flairant les poncifs, les clichés et l’enfoncement de portes ouvertes, j’allume la télévision. Regarder le journal télévisé me rappelle une séance que j’avais failli faire avec des sixièmes l’année dernière : la comparaison des titres du 20h de TF1 et de France 2. Je voulais leur faire étudier de quelle manière le 20h est un rituel, avec son exécutant – le présentateur – ses petites phrases fétiches, ses « sans transition », « en direct », « avec nous sur ce plateau », son générique et ses logos.

Je patiente un petit peu, le temps d’écouter d’une oreille plus que distraite et néanmoins agacée l’interview politique, qui ressemble autant à un dialogue qu’une bande dessinée à un dictionnaire… Enfin, mon sujet arrive « Notre dossier ce soir ».

Plus qu’une mise en scène de l’information, avec ses acteurs, ses témoins, ses seconds rôles et ses figurants, le journal télévisé me fait plutôt l’effet d’une dramatisation excessive. Pourquoi tout ceci me rappelle-t-il l’émission « Le jour où tout a basculé », cocktail explosif de mauvais goût, de clichés, avec le tire-larmes de « Toute une histoire » et le jeu des comédiens de « Plus belle la vie » – sans vouloir me faire lapider par les fans ?

Que le reportage reprenne les grandes lignes de l’enquête d’Olivier Donnat sur les « Pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique », c’est une chose. Qu’il fasse un catalogue alarmiste de ces résultats en est une autre. On y apprend – sans blague ! – que :

1) les enfants lisent avec leurs parents quand ils sont petits (s’il faut en croire la maman éplorée dont les fils, ado et pré-ado, refusent désormais la lecture pour se consacrer à la guitare et aux jeux vidéos, objets de perdition !) ;

2) les filles lisent plus que les garçons, parce que pour les garçons, lire c’est « fifille » ;

3) les jeunes arrêtent de lire parce que ça fait « intello », l’insulte à la mode, ce que nous rappelle aimablement Pujadas à la fin du reportage.

Je ne vais pas me lancer dans une tirade indignée sur mes réactions à ce chef d’oeuvre… faire des spéculations sur les nombreuses familles où l’on ne lit pas d’histoires, ni même répondre aux clichés qui font de la lecture quelque chose d’irrémédiablement féminin. Il est vrai que lorsqu’on apprend quel est le roman préféré de Frédéric Lefebvre – bourde largement commentée – on se rappelle l’échange entre Catherine Frot (encore elle) et Lionel Abelanski dans Imogène Mc Carthery :

« Vous avez de la chance de ne pas être un homme !

– Quand je vous regarde, j’en suis convaincue. »

Que les journalistes cherchent à désespérer les bibliothécaires, les professeurs documentalistes, les libraires, les professeurs en général, les parents et les lecteurs, cela reste néanmoins pour moi un mystère, si les résultats de ce reportage ne sont pas totalement des scoops… A quand un reportage intitulé : « Populations alphabétisées, une espèce en voie de disparition ? »

Faut-il absolument remplir les rubriques et le temps imparti d’un journal (35 minutes sur France 2) ? N’y avait-il donc rien d’autre à raconter, à expliquer, à révéler, pour qu’on se désespère des jeunes et de leurs soi-disant mauvaises habitudes ?

On aurait pu parler de ça, ou de ça. Cela aurait été plus gai, ou plus instructif. Ou bien, quitte à faire déprimer, quitte à faire dans le catastrophique, on aurait pu à nouveau parler de la prétendue fin du monde du 21 décembre, qui sera vraiment terrible pour tous ceux qui n’auront pas pu finir leur livre de chevet à temps…