Le joli mois de mai, pas si joli que ça, vous a plombé le moral ? Vous regardez avec mélancolie tomber la pluie en espérant un été radieux, alors qu’une connaissance casse l’ambiance à coups de dictons populaires sur la Saint Médard et la Saint Barnabé ? Vous êtes noyés (au sens propre et figuré) dans la morosité du quotidien et reculez le moment de commencer l’inventaire du CDI ? Un seul remède, une seule solution, radicale, imparable, miraculeuse : écouter du Boby Lapointe.

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Par les hasards de la conversation et de « la chanson qui te trotte dans la tête », Boby Lapointe a envahi toute ma semaine dernière. J’ai fredonné « Marcelle » le vendredi, j’ai chanté en coeur au téléphone « La maman des poissons » le samedi, et j’ai discuté avec Eva le dimanche du bonheur linguistique de « Ta Katie t’a quitté ». Ces hasards fabuleux nous ont conduit finalement, avec Eva, à imaginer des articles conjoints sur Thèse antithèse foutaises et sur Cinephiledoc, un peu à l’image de l’échange que j’avais pu faire en début d’année avec Rainbow Berlin sur la journée de l’amitié franco-allemande, mais en beaucoup moins sérieux…

Si elle maîtrise tous les ressorts de la sémiotique et de la linguistique, et si son article porte davantage sur cet aspect de l’univers du divin Boby, le mien tentera de percer à jour cet hasard miraculeux sous sa forme la plus énigmatique : que se passe-t-il quand deux amateurs de Boby Lapointe se rencontrent ?

Les hasards de la rencontre

Il faut déjà partir d’un constat : cette rencontre n’est pas évidente. Elle intervient dans un cadre ou une ambiance particulière, propre à deux univers : la chanson et la confidence. Pour aborder le sujet « Boby Lapointe », il faut aimer la chanson, il faut généralement être un bon vivant, apprécier une absolue truculence verbale et avoir une culture de la variété française au sens propre du terme, c’est à dire ne pas reculer devant ce qu’il y a de plus foisonnant, de plus exubérant dans l’expression de la chanson française.

Ensuite, il faut être mis en confiance. Pas parce qu’il s’agit d’un plaisir honteux, cet amour de Boby Lapointe, mais parce qu’il s’agit d’une confidence d’éternel enfant. Les amoureux de Boby sont de grands enfants, qui ont chopé le virus entre 5 et 25 ans et ce virus ne les a plus quittés. Ils l’ont gardé en eux comme un secret, et la moindre mélodie, la moindre association d’idées qui les ramènent à Boby Lapointe leur fait l’effet de la madeleine de Proust : l’univers s’élargit, explose les dimensions communes de l’infiniment petit et de l’infiniment grand dans une profusion émotionnelle et verbale.

Et c’est ainsi que dans une ambiance festive, propre à la joie et à la bonne humeur, l’amateur de Boby Lapointe va se mettre à déclamer :

 « Elle a l’oeil vif, la fesse fraîche et le sein arrogant,

L’autre sein, l’autre oeil et l’autre fesse itou également,

Mais ça n’est pas monotone

Et même quand c’est l’automne,

Je m’écris en la voyant :

TIENS voilà LE PRINTEMPS !!!!! »

(Il faut dire que les chansons de Boby Lapointe sont elles-mêmes vives, fraîches, arrogantes de bonheur communicatif. Et ça n’est pas monotone, et même quand c’est l’automne, je m’écris en l’entendant : tiens voilà le printemps !!!)

A cet instant, les yeux sont braqués vers l’amateur. L’entourage s’interroge : est-il devenu subitement dingue ? Jusqu’au miracle : à l’autre bout de la table ou de la pièce, une autre voix se fait entendre :

« Marcelle, si j’avais des ailes,

Je volerai grâce à elles ! »

Et les deux compères, soudain en harmonie parfaite, communion, extase, vont finir le refrain en se tordant de rire et tout au bonheur de s’être trouvés :

« Marcelle

Vers la plus belle

Des jouvencelles

Celle qui a pris mon coeur

Ta petite soeur… Poum poum ! »

Ils enchaîneront très vite sur un autre ovni musical (on ne s’arrête jamais à une chanson). Dès lors, l’assistance passera par diverses réactions :

  1. Elle s’interrogera sur la santé (ou l’absence de santé) mentale des deux énergumènes et envisagera un possible internement.
  2. Elle ne comprendra pas un broc de leur curieux langage  : c’est contagieux ?

Et la réponse est : oui, c’est contagieux.

Ça se soigne, docteur ?

Au-delà de cette incompréhension (les amateurs de Boby Lapointe sont au sommet de la tour de Babel, les autres ne sont qu’au pied) se révèlent les vertus et les mérites intarissables de cet univers : un apprentissage de l’articulation et du jeu de mots, un amour de la langue et du calembour, l’admiration face au déchaînement verbal dont Boby Lapointe n’est que l’accomplissement, longtemps après Cyrano et sa tirade du nez, le rêve onomastique de Proust, la magie renouvelée de Cocteau et l’inventaire incroyable de Prévert.

Ce qu’ignoreront les profanes, c’est que cette maîtrise, cette joie née de la rencontre entre deux amateurs, n’aura pu se faire sans efforts, et qu’ils en sont maintenant aussi fiers que le jongleur qui a enfin réussi à placer sa cinquième balle. Pouvoir réciter « Ta Katie t’a quitté », s’émerveiller des jeux de mots à chaque ligne de « Framboise », c’est faire partie d’un cercle fermé, c’est être initié à l’ésotérisme d’une religion particulièrement réjouissante.

Boby Lapointe se mérite. A moins que l’alcool ne délie la langue (chacun son ivresse), il sera impossible à quelqu’un de parfaitement imbibé de pouvoir le réciter. Les néophytes s’appliqueront, le livret sur les genoux, à traduire cette langue davantage propre à rassembler que le moindre Esperanto. Mais même les plus chevronnés en conviendront : le sous-titrage est indispensable à tout nouveau converti. J’en veux pour preuve cette anecdote rapporté par Truffaut, à propos du tournage de Tirez sur le pianiste (encore un hasard de rencontre entre le cinéaste amoureux des livres et le poète amoureux des images…) :

 Sur le point de commencer un film, Tirez sur le pianiste (…) je demandai à Boby Lapointe de venir chanter Framboise devant la caméra. On ne pratiquait guère le play-back à cette époque et, du reste, je crois bien que Boby n’avait pas encore enregistré de disque. Il joua et chanta donc « en direct » (…), solidement planté sur ses jambes, inclinant le torse en mesure, la tête ballotant de gauche et de droite au rythme de la musique, le visage restant complètement sérieux avec une sorte de tristesse acharnée dans le regard.

Mon producteur, Pierre Braunberger, n’aimait pas cette scène de Boby chantant Framboise et il me disait : « On ne comprend pas les paroles, il faut couper la chanson. Votre chanteur doit apprendre à articuler ou alors il faut le sous-titrer ! » Je pris cette observation au pied de la lettre et je fis faire un sous-titrage, chaque vers de la chanson apparaissant au bas de l’image, syllabe par syllabe, dans un synchronisme parfait.

Le titre de l’article est « Boby Lapointe, le chanteur sous-titré » (Le Plaisir des yeux, François Truffaut). Avec un sens de l’à-propos, Truffaut joue à son tour avec les mots et invente bien avant les soirées mièvres dans les bars et les jeux Wii, le karaoké. Il met à la portée du public la virtuosité vocale de Framboise (à retrouver ici), que j’adore juste pour ces quelques vers :

Pour sûr qu’elle était d’Antibes !
C’est plus près que les Caraïbes,
C’est plus près que Caracas.
Est-ce plus loin que Pézenas ?
Je n’sais pas :
Et tout en étant Française,
L’était tout de même Antibaise :
Et bien qu’elle soit Française,
Et, malgré ses yeux de braise,
Ça ne me mettait pas à l’aise
De la savoir Antibaise,
Moi qui serais plutôt pour…

Ce déluge verbal, cette euphorie du langage, est vouée au partage. On n’écoute pas Boby Lapointe tout seul dans son coin. Il faut le faire lire, le faire écouter, échanger la bonne humeur et les articles. D’où le défi d’Eva, nouvelle défense et illustration de la langue française (pour parodier Du Bellay) : peut-on faire tenir un an de cours de français dans une chanson de Boby Lapointe ? On peut, on le peut absolument ! Réponse ici.