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Hors-série 6-2014 : philosophie et cinéma

Toutes les bonnes choses ayant une fin, et le principe des hors-série étant à la fois de s’inclure dans une collection (d’articles) et de s’exclure, d’une manière ou d’une autre, de cette série (d’articles), voici le dernier hors-série de l’été de Cinephiledoc, consacré aujourd’hui aux relations entre philosophie et cinéma.

HORS-SÉRIE

Le cinéma permet parfois d’illustrer les concepts de la philosophie, qui s’en sert comme exemple. Moins souvent, le cinéma va devenir lui-même un concept que les philosophes vont chercher à comprendre et à expliquer.

Paul Gauguin : D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?

Paul Gauguin : D’où venons-nous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ?

Et peut-être moins souvent encore, le cinéma va mettre en scène directement une école philosophique ou un philosophe – sous forme de biopics. Après tout les philosophes sont des héros ayant dédié leur vie à la recherche de la vérité et de la sagesse, ils pourraient donc idéalement s’incarner dans un scénario cinématographique.

Cinéma et réflexion

Réfléchir aux relations entre philosophie et cinéma m’a amenée, au fil de la lecture du livre que j’évoquerai dans un instant, à me poser plusieurs questions. Et ces questions étaient d’abord liées à l’exercice de la réflexion en lui- même (bien entendu, le sujet étant, pour une part, la philosophie, je me pose les questions mais je n’y répond pas forcément…).

Diogène

Quels films nous « font réfléchir » ? Réfléchit-on forcément mieux lorsque le film est « à message », lorsqu’il illustre une thèse, lorsque ce message est martelé, et non suggéré ?

Les films à thèse, les « grands films », les films « sérieux » sur tel ou tel sujet (pas forcément une grosse production, mais plutôt le film dont l’objectif revendiqué est l’exercice de la raison) nous incite-t-il plus ou mieux à la réflexion que les films auxquels on n’aurait pas pensé ?

Socrate

Pas forcément, comme en témoigne l’ouvrage que j’ai choisi. D’ailleurs, un film dont le message est revendiqué fera venir le plus souvent un public déjà acquis à sa cause, il prêchera des convertis – un film sur l’holocauste attirera des spectateurs curieux d’histoire et des personnes touchées par le sujet, et non des négationnistes. Alors que le film n’ayant pas pour objectif premier l’exercice de la raison, fera réfléchir indirectement, par touches, par suggestions.

Cinéma et concepts philosophiques

Le deuxième type de questions que je me suis posée était celui liant le cinéma à l’illustration (indirecte) des concepts philosophiques. Quel cinéma, ou quel réalisateur va me suggérer, va accompagner ma réflexion sur tel ou tel sujet ? Lequel va me définir le mieux ? Puis-je seulement me définir grâce à eux ? Peuvent-ils, l’espace d’un instant, illustrer qui je suis et puis-je me reconnaître en eux ?

Pour finir avec cette longue introduction, quels films et quels réalisateurs ont illustré pour moi de grands concepts philosophiques ? Reprenons un instant les différentes branches de la philosophie occidentale – merci mes souvenirs de philosophie au lycée, et surtout merci Wikipédia – et essayons d’illustrer quelques concepts par des films :

  • la philosophie de l’esprit, qui doit comprendre l’inconscient : Hitchcock (Vertigo, Psychose, La Maison du Docteur Edwards, Marnie…) ;
  • le langage : L’Enfant sauvage de Truffaut ;
  • l’amour : La Femme d’à côté, à nouveau de Truffaut ;
  • la mort : Le Septième sceau de Bergman, La Chambre verte de Truffaut, L’Amour à mort de Resnais, Rencontre avec Joe Black

La seule question que l’on peut se poser à présent est : un livre peut-il répondre (ou amorcer des réponses, ce qui est plus souvent le cas en philosophie) aux différentes questions que je me suis posée ? Pour le coup, ce sera clair : la réponse est oui.

Comprendre la philosophie à travers le cinéma

Le livre que j’ai choisi cet été pour effleurer toutes ces pistes de réflexion est l’ouvrage d’Ollivier Pourriol, Cinéphilo – quel titre ! – paru en première édition en 2008 chez Hachette Littératures. Il est ressorti en 2011 chez Fayard dans la collection Pluriel.

cinéphilo

Contrairement à l’ouvrage que j’avais abordé dans le précédent article (j’avais promis d’y revenir), Entre littérature et cinéma : les affinités électives, tout en étant exigeant sur le plan intellectuel, l’ouvrage d’Ollivier Pourriol ne laisse pas son lecteur sur le bas-côté.

Et pourtant, s’il y a un sujet difficile à aborder, c’est bien la philosophie. Beaucoup d’entre nous ne l’ont étudié qu’au lycée, et rien qu’un an, et ce n’est pas être mauvaise langue que de dire que peu d’entre nous ont eu le temps d’y comprendre quelque chose. Les plus acharnés s’y sont replongés en prépa – je n’ai aimé la philosophie qu’en khâgne, personnellement – voire ont entamé des études universitaires de philosophie.

Autant dire que l’entreprise d’Ollivier Pourriol est ardue : il s’agit pour lui d’expliquer la philosophie de Descartes et de Spinoza à la lumière du cinéma, ou plutôt de conduire le lecteur (il fait davantage office de guide) à l’intérieur de cette philosophie.

Fait-il pour cela l’économie d’expressions et de notions philosophiques complexes ? Non, mais il prend le temps de les expliquer de la manière la plus simple, la plus patiente, et la plus pédagogique possible, n’hésitant pas à reprendre les notions et à les reformuler.

Son corpus est-il exigeant ? Réclame-t-il l’attention du lecteur à travers des citations et un cheminement de pensée là encore complexe ? Oui, mais ce cheminement est analysé à la lumière de films que n’importe qui peut avoir vu : Matrix, Fight club, X-Men, Blade Runner ou encore Highlander.

Alors : dois-je relire ce livre ? Oui, évidemment, car une seule lecture ne suffit pas à en retirer la « substantifique moelle ». Mais la question qu’on pourrait davantage se poser, c’est : est-ce que je veux le relire et est-ce que je vais le relire ? La réponse, contrairement à Entre littérature et cinéma, est oui. Parce que ce livre est certes complexe, mais parce qu’il me tire vers le haut, rend le lecteur curieux et ne le laisse jamais seul face à la philosophie.

Et cependant, je ne pourrai pas vous résumer l’ouvrage d’Ollivier Pourriol, car ce serait une paraphrase de paraphrase : paraphrase de son propos d’abord, paraphrase ensuite de la pensée de Descartes et de Spinoza. Je peux cependant en donner quelques éléments :

  • dans la première partie de son ouvrage, l’auteur explique la philosophie de Descartes, et en particulier la Méthode, quasi intégralement à la lumière du film Matrix. Bien que mon professeur de Terminale m’ait indiquée à l’époque que Matrix était l’illustration parfaite du mythe de la caverne de Platon, j’ai apprécié de suivre ici simultanément la (re)découverte de Descartes et l’action de Matrix et de ses personnages. D’ailleurs, ce livre n’est pas construit sur le modèle : un film / une école philosophique ou un concept. La philosophie et le cinéma s’accompagne mutuellement, et c’est la grande force de Cinéphilo :

J’espère (…) que notre voyage ciné-philosophique chez Descartes et Spinoza ne vous aura pas donné l’impression de réduire le cinéma au rôle subalterne d’appendice de la philosophie, ou inversement d’avoir fait de la philosophie un « bonus » du cinéma, mais au contraire aura rendu chacun à son obscurité essentielle.

  • Pour expliquer le Traité des passions de Descartes – et plus généralement le rapport de l’homme à la passion (passivité) et à l’action présent chez Descartes et Spinoza – il utilise le personnage de Kevin Spacey dans American Beauty.

Plus généralement, chaque étape du parcours philosophique qu’organise pour nous l’auteur, va être l’occasion de la lecture cinématographique d’un film : l’imagination avec X-Men et Le sixième sens, l’immortalité avec Highlander, l’homme avec n’importe quel film :

Tout film est en cela exemplaire, au sens où il porte avec lui une image implicite de l’homme et du genre de lien qu’il prétend créer entre ses spectateurs. Si le cinéma s’adresse, comme la philosophie, à tous les hommes, n’est-ce pas qu’il pose lui aussi à chaque film la question : Qu’est-ce que l’homme ?

Comprendre le cinéma à travers la philosophie

C’est la grande force de ce livre d’éclairer à la fois la philosophie par le cinéma et le cinéma par la philosophie. Je ne ferai pas ici un commentaire de ce que dit l’auteur, je me contenterai de reprendre quelques citations qui m’ont frappée :

  • le cinéma, arbre de la connaissance de Descartes : métaphysique (racines), physique (tronc), mécanique, médecine et morale (branches).

Et voilà fondée la dignité métaphysique du cinéma : le cinéma est un faux-semblant aussi vraisemblable que possible, où nous employons toute notre industrie à produire du « comme » – notre volonté infinie nous permet de produire des mondes illusoires où nous expérimentons une toute-puissance fictive, un entendement infini fictif, et un plaisir réel. (…) Le cinéma, fruit de la mécanique, pose des questions morales à la mécanique. C’est un fruit réflexif, un fruit philosophe, qui pose des questions à l’arbre qui le porte. Un fruit métaphysique, qui interroge ses racines.

  • le film comme dialogue de l’âme avec elle-même :

Tout film peut à ce titre être considéré comme l’extériorisation d’un dialogue intérieur, sous la forme dramatisée d’un conflit. Et inversement, tout film, montrant la transformation d’un personnage confronté à des choix qui ont des conséquences extérieures, propose au spectateur de vivre cette même transformation sur le plan purement intérieur. Voir un film, c’est être invité à le vivre, à l’intérioriser.

  • le film comme un rêve éveillé qui se choisit et ne se subit pas :

Un rêve éveillé qui choisit son contenu, quelle meilleure définition du film ? On sait qu’un film n’est qu’un film, on le sait de bout en bout. Alors que s’il arrive, dans un rêve, qu’on s’aperçoive qu’on rêve, la règle est plutôt inverse : en général, on ignore de bout en bout qu’on rêve.

Je m’arrêterai là pour les citations, et pour la critique de ce livre captivant, dont je recommande la lecture aux cinéphiles tout comme aux philosophes en herbe, et principalement à ceux qui ont raté leur rencontre avec la philosophie : saisissez l’occasion !

Peu importe que certains détails ou certaines notions nous échappent, on sort de cette lecture forcément transformé, pas forcément en philosophe ou en étant illuminé par la grâce, mais parce qu’en nous parlant de cinéma et de philosophie, Ollivier Pourriol nous parle de nous-mêmes, et nous nous reconnaissons dans cette lecture à un moment ou un autre.

Quelques sites et quelques pages

Je complèterai juste (si tant est que ce livre auto-suffisant en ait besoin) avec quelques petites références…

Les trois suggestions

Pour finir en beauté, et grâce à la précieuse liste fournie plus haut, voici trois films à voir ou à revoir…

  • Metropolis, de Fritz Lang, film déjà cité à de nombreuses reprises sur ce blog :
  • Le Nom de la rose, de Jean-Jacques Annaud, sur le savoir et la vérité :
  • Inception, de Christopher Nolan, sur les rêves et l’inconscient :

J’espère que vous avez passé un bon été pas trop pluvieux. Rêvez bien sur ces films et sur tous les autres, bonne reprise aux enseignants, et à très bientôt j’espère pour un nouvel article !

Hors-série 5-2014 : littérature et cinéma

Après une brève interruption, et à l’occasion du Ray’s Day, voici enfin le 5e hors-série de l’été, consacré aux relations multiples – et fructueuses – entre littérature et cinéma. Le sujet est tellement vaste qu’un seul ouvrage, et à plus forte raison un seul article, ne peut prétendre être exhaustif.

HORS-SÉRIE

On peut d’ailleurs aborder la question de ces relations de bien des manières. On peut, par exemple, s’intéresser aux films qui évoquent de près ou de loin la littérature, à travers la figure d’un écrivain ou l’écriture d’un livre, la lecture ou l’écriture en général.

finding forrester

Parmi ces films, quelques suggestions :

  • L’homme qui aimait les femmes, et Fahrenheit 451 de François Truffaut ;
  • Le Cercle des poètes disparus de Peter Weir ;
  • À la rencontre de Forrester, de Gus Van Sant ;
  • Sagan, de Diane Kurys ;
  • Roman de gare, de Claude Lelouch ;
  • The Ghostwriter, de Roman Polanski ;
  • La Vie des autres, de Florian Henckel von Donnersmarck ;
  • Beaumarchais l’insolent, d’Edouard Molinaro ;
  • The Reader et The Hours, de Stephen Daldry ;
  • Le Docteur Jivago, de David Lean ;
  • Dans la maison, de François Ozon ;
  • Tout sur ma mère et La Fleur de mon secret, de Pedro Almodovar

J’ai cité ces quelques films sans aucun ordre chronologique et à mesure qu’ils me venaient à l’esprit. Libre à vous de prolonger cette liste…

Pour explorer les relations entre littérature et cinéma, on peut aussi, bien entendu, s’intéresser aux adaptations cinématographiques d’oeuvres littéraires. Cette fois, la liste serait bien trop longue, surtout si l’on s’intéresse au nombre d’adaptations des Trois Mousquetaires, des Misérables, ou encore de Roméo et Juliette… J’ai d’ailleurs fait figurer dans ma liste précédente quelques adaptations.

On peut s’intéresser aux écrivains étant devenus cinéastes (Pagnol, Cocteau, Duras, Robbe-Grillet) ou aux cinéastes ayant commencé en écriture, ayant poursuivi en écriture et ayant écrit toute leur vie (Rohmer, Truffaut).

Enfin, pour clore (provisoirement) ces pistes de réflexions, on peut se pencher, comme j’ai déjà eu l’occasion de le faire, sur quelques romans ayant pour sujet le cinéma, et par extension, sur tous les livres évoquant le cinéma, sur toute cette littérature du non-film qui se consacre aux films, aux réalisateurs, aux acteurs, et aux genres cinématographiques.

Écrire sur le cinéma et la littérature…

Beaucoup de livres, ce n’est pas étonnant, sont consacrés aux relations entre cinéma et littérature, ce qui témoigne bien de la fascination – et parfois répulsion – que ces deux arts ont toujours eu l’un pour l’autre.

entre littérature et cinéma

Parmi cette importante bibliographie, j’avais choisi cet ouvrage de Jean Cléder, publié en 2012 chez Armand Colin, Entre littérature et cinéma : les affinités électives. L’ouvrage était récent, le titre bien trouvé. Mon ressenti sur ce livre est cependant mitigé.

Ce n’est pas que ce livre est mauvais, loin de là. Écrit par un maître de conférences en littérature comparée – une personne des plus compétentes en la matière – on se doute qu’il maîtrise parfaitement le sujet choisi pour son livre. Jean Cléder a d’ailleurs participé à des ouvrages collectifs consacrés aussi bien à des écrivains qu’à des cinéastes.

Lorsqu’on le lit, on ressent à la fois cette érudition et la fascination qu’exercent, pour lui, les affinités entre cinéma et littérature. Il a d’ailleurs l’ambition louable de remettre les deux arts sur un pied d’égalité et de ne s’intéresser à leurs rivalités que pour ce qu’elles ont apporté, dans la forme et dans le fond, à l’écriture et à l’image.

Mais alors ? Et bien pour moi, ce livre, même s’il s’agit d’un bon livre, est l’exemple parfait des travaux universitaires, avec leurs indéniables qualités – une réflexion poussée et approfondie, l’ambition de tirer le lecteur vers le haut en le mettant face à des oeuvres qu’il ne serait pas allé voir de lui-même – et ses défauts :

  • un vocabulaire hyper élaboré et typique des chercheurs en littérature,
  • une construction en intro/développement/conclusion très formalisée, mais qui permet tout de même à chaque fin de chapitre de rassembler tous les fils que l’auteur a tendu sur le sujet
  • un corpus littéraire et cinématographique d’ « intellectuel » (références littéraires et philosophiques, cinéma d’auteur, et nouveau roman en bonne place) avec l’évocation systématique de Godard comme référence ultime – avis aux fans de JLG, ce livre est pour vous !

Certains défauts peuvent certes se transformer en qualités – la construction, comme je l’ai évoqué – mais l’auteur a tout de même réussi à me perdre par moments, alors que j’ai l’habitude de lire ce genre d’ouvrages – j’aurai l’occasion d’y revenir dans un prochain article.

Des images et des mots qui fusent dans tous les sens

Pourtant, de temps à autre, et lorsque l’on parvient à s’arracher aux phrases alambiquées, au vocabulaire de spécialiste, certaines évocations sont l’occasion de réfléchir et de rêver sur ce qui unit ou sépare littérature et cinéma : relations du texte et de l’image, figure de l’auteur, rapport de l’image à l’histoire, et ce qu’il appelle « cinématographies » (techniques cinématographiques à l’oeuvre dans la littérature ou novellisation du cinéma, entre autres).

le rouge et le noir

Il y a ces moments magiques où Jean Cléder explique que, dans les adaptations de La Princesse de Clèves de Madame de Lafayette  et du Rouge et le Noir de Stendhal, le film fige les personnages et va à l’encontre du mouvement présent dans le roman. Au lieu de donner de l’élan à la rencontre romanesque des deux personnages, Mme de Clèves et M. de Nemours pour le premier, Julien Sorel et Mme de Rênal pour le second, le scénario du film la découpe et la pétrifie.

Il y a ce très beau chapitre, surprenant, où il étudie trois traitements des images historiques des camps d’extermination : celles de Lanzmann dans Shoah, celles de Godard dans Histoire(s) du cinéma, et celles de Spielberg dans La Liste de Schindler, et où il balaye d’un revers de la main cette dernière :

(…) par sa préparation, sa diffusion et son style, La Liste de Schindler participe de l’industrialisation de la mort que le film est censé dénoncer.

Pan ! Prends ça, Steven ! Toi qui voulais faire un film dénonçant l’holocauste, te voilà taxé d’y participer indirectement parce que ton film hollywoodien et commercial montre et banalise les images de l’horreur (alors qu’il ne faudrait que les suggérer ?)… Trêve de polémique…

madame_bovary_chabrol

Il y a également dans ce livre une très belle étude de l’adaptation de Madame Bovary par Chabrol, où l’auteur confronte sans cesse le texte de Flaubert – écrivain qui refusait pour ses romans la moindre illustration – et le film.

Enfin, il y a de très belles analyses d’écrivains qui ont pressenti et accompagné le cinéma : Flaubert, Proust, John Dos Passos, Nabokov. Sur Proust :

(…) ce qui transporte ou déroute le lecteur de la Recherche est peut-être moins la légendaire longueur de ses phrases, que la mobilité de leur structure, laquelle se modifie dans le temps et l’espace de leur développement, soumettant ainsi la syntaxe à un mouvement et une durée qui ne sont plus seulement ceux de l’histoire et de sa mise en forme, mais deviennent mouvement et durée propres de la phrase – constituant une cinématographie (…)

Si ce livre avait pu faire abstraction de quelques termes techniques, s’il avait eu quelque peu pitié du lecteur lambda et s’il s’était plus souvent mis à sa portée qu’au moment des conclusions de chapitre et que dans certaines évocations imagées de films, s’il n’avait pas poussé l’érudition à l’extrême… bref si l’auteur avait pu transformer ces travaux universitaires en ouvrage documentaire de « vulgarisation », avec tout ce que cela comporte de concessions à l’intelligence… j’aurais beaucoup aimé ce livre.

Je crains malheureusement que son lectorat soit quelque peu limité… aux étudiants de Jean Cléder. Et je referme ce livre avec le sentiment d’être passée à côté de quelque chose, mais aurai-je à un moment le courage de le rouvrir, c’est une autre affaire…

Quelques sites et articles à consulter sur le sujet

Pour compléter cette lecture – ou pour se plonger dans les relations entre littérature et cinéma en spectateur amateur (et non en spécialiste chevronné), voici quelques références, parmi lesquelles certains articles de Cinephiledoc 😉 :

  • d’abord l’inévitable page du Ciné-club de Caen, moins fouillée qu’à son habitude, mais toujours une bonne introduction au sujet ;
  • j’ai trouvé de nombreux actes de colloques et de courts articles renvoyant à d’autres articles et à d’autres ouvrages – ces sources n’étant que des extraits, je me permets de ne pas les citer… ;
  • j’ai consacré l’été dernier deux articles à l’évocation du cinéma dans les romans, à retrouver ici ;
  • j’avais trouvé captivant l’ouvrage de Michel Chion sur L’écrit au cinéma, et l’ouvrage de Martin Lefebvre sur Truffaut et ses doubles (Truffaut n’apparaissant d’ailleurs quasiment jamais dans l’ouvrage de Cléder, sauf en tant que critique, ce que j’ai trouvé regrettable) ;
  • enfin je renvoie à une parution récente de roman sur le cinéma, Un renoncement, de René de Ceccatty, consacré à Greta Garbo.
  • sur l’univers de la lecture au cinéma, le blog Notorious bib propose des critiques de films où apparaissent à chaque fois une bibliothèque, depuis L’Ombre d’un doute d’Hitchcock à Star Wars – je regrette de n’avoir pas encore trouvé l’équivalent sur les écrivains et les lecteurs au cinéma…

Evidemment, il y a aussi les catégories et articles proposés par Wikipédia, même s’ils ne rendent pas compte de la complexité du sujet : Adaptation au cinéma ; Politique des auteurs ; Film sur un écrivain.

Voir le livre, lire le film

Pour finir, trois petites suggestions habituelles (plus une) sur les livres, les lecteurs, les écrivains, les libraires, les bibliothécaires au cinéma, bref, tout ce qui lit et tout ce qui écrit, avec à nouveau le challenge de prendre des exemples pas encore abordés !

  • Wonder boys, un film de Curtis Hanson avec Michael Douglas en écrivain raté qui prend sous son aile un jeune virtuose, Tobey Maguire (film sorti en 2000) :
  • Swimming pool, film de François Ozon avec Charlotte Rampling et Ludivine Sagnier. Un auteur anglais se réfugie dans une villa pour écrire son dernier roman policier :
  • Les Soeurs Brontë d’André Téchiné, magnifique, avec Isabelle Huppert, Isabelle Adjani et Marie-France Pisier. Film sorti en 1979 et malheureusement indisponible en DVD.

Et pour finir, un petit aperçu de la série anglaise Black Books, qui met en scène un libraire… un peu particulier…

Happy Ray’s Day à tous, bonnes lectures, bons films et à bientôt !

Le pouvoir visuel de l’écrit

Les personnes qui ont vu Gravity, d’Alfonso Cuarón se souviennent des premières minutes de ce film – à ceux et celles qui ne l’ont pas encore vu, ceci n’est pas un spoiler.

Gravity

© Warner Bros. France

Sur l’écran apparaissent quelques mots :

À 600 KM AU DESSUS DE LA TERRE,

IL N’Y A RIEN POUR PORTER LE SON

NI PRESSION ATMOSPHERIQUE

NI OXYGENE.

TOUTE VIE DANS L’ESPACE EST IMPOSSIBLE.

Puis les mots disparaissent de l’écran, et laissent la place au titre, qui en occupe toute la largeur « GRAVITY ». Durant les toutes premières images, où de l’espace nous voyons la Terre, le silence est total, comme pour confirmer ce que nous venons de lire.

Une lecture qui vous transporte

J’ai vu ce film dimanche soir et ces premières images – comme le reste d’ailleurs – m’ont frappée, à la lumière de ce que j’étais en train de lire. Pour vous plonger dans ce livre, il vous faudra :

  1. Faire confiance à une mise en page sobre et ne pas vous arrêter à des considérations du type « c’est écrit petit, il y a plein de pages et pas beaucoup d’images » ;
  2. Vous laisser porter par l’auteur et son imaginaire, puissant, riche, convoquant aussi bien la mythologie que la littérature et la géographie pour les appliquer au cinéma ;
  3. Maîtriser deux petits termes issus du jargon de la littérature, deux seulement, c’est promis, et en plus c’est facile !

Il s’agit du livre L’écrit au cinéma, de Michel Chion, paru aux éditions Armand Colin en octobre 2013. Michel Chion est un auteur prolifique, qui publie aussi bien sur le cinéma – des ouvrages sur Kubrick, l’écriture du scénario, la science-fiction, David Lynch – que sur la musique.

l'écrit au cinéma

Diégétique et non-diégétique

Son ouvrage porte – attention, le jargon c’est ici – sur les aspects diégétiques et non-diégétiques de l’écrit au cinéma. On attend un peu avant de fuir en courant, parce que je vous assure que ça en vaut la peine :

  • diégétique vient du terme diégèse, qui désigne l’univers d’une oeuvre, tout ce qui est interne à une histoire ;
  • non-diégétique désigne quant à lui tout ce qui est extérieur à l’histoire, tout ce qui l’entoure, son écrin en quelque sorte.

Bref, contrairement à ce que pourrait penser quelqu’un qui n’a lu ni le résumé, ni la quatrième de couverture de cet ouvrage, il ne s’agit pas de s’intéresser ici à l’écriture comme structure (scénario, dialogue), ou comme forme de promotion du film (résumé, critique) mais à l’écrit.

De quelle manière l’écrit apparaît au cinéma et quel est son rôle, autant par rapport à l’histoire qu’en tant qu’écrin de l’histoire ? De quelle façon le diégétique et le non-diégétique se manifestent-ils au cinéma ?

  • l’écrit diégétique, comme l’explique Michel Chion dans son avant-propos, ce sont aussi bien les lettres, les télégrammes, les SMS, les pièces d’identité, les panneaux d’affichages, les banderoles et les affiches, les écrans d’ordinateurs – toute trace écrite, numérique, mécanique ou manuelle et interne au film. Ces écrits sont présentés en inclus, quand ils font partie d’un plan sans en être l’élément central, ou au contraire en insert, quand, pour résumer, le réalisateur effectue un gros plan dessus ;
  • l’écrit non-diégétique, ce sont les génériques, les titres, les intertitres du cinéma muet et de quelques films construits avec différents actes (donc des tout premiers films muets au plus récent Tarantino), les sous-titres, les emblèmes des compagnies, et le mot fin dans toutes les langues possibles…  Au début et à la fin, ce sont des écrits-porches. À l’intérieur du film, durant l’action, ce sont des écrits superposés. Des toutes premières minutes à la toute fin du film, quand la majorité des spectateurs ont quitté la salle (parce que lire tout un générique est aussi fastidieux que de parcourir les « conditions générales d’utilisation »), l’écrit non-diégétique est omniprésent.

Une fois passée cette subtilité du diégétique et du non-diégétique, le livre s’offre à nous, et nous propose un voyage captivant où tel film évoqué en rappelle cent autres qu’on aurait pu citer – mais à ce compte, le livre ferait 500 pages, au lieu de 200. Les exemples sont nombreux, et certains font l’objet d’illustrations rassemblées dans un cahier central.

L’onomastique du cinéma

Quant à la structure même de l’ouvrage, elle s’appuie sur toutes les formes d’activités liées à l’écrit, à commencer par un inventaire qui, en première partie, va énumérer – sans jamais tomber dans le catalogue, et donc vous ennuyer – les principales formes d’écrits au cinéma, et prendre la forme d’une singulière onomastique.

Encore du jargon, direz-vous ? Onomastique désigne simplement la science du langage qui étudie les noms propres (et par extension, la façon dont certains écrivains créent des noms de lieux et des noms de personnages, et nous entrainent dans leur univers). Ici, c’est l’onomastique du cinéma qu’étudie Michel Chion, autrement dit la manière dont noms de personnages et noms de lieux apparaissent à l’écran. Apparaissent en tant que mots, successions de lettres, pas en tant que personnages ou décors.

Comme lieux sur une carte, l’auteur évoque notamment Casablanca et Fort-de-France, où se situent l’action du Port de l’angoisse. En ce qui concerne les lieux rêvés ou cauchemardés, il s’attarde un peu plus longuement sur Dogville, réalisé par Lars von Trier :

La ville est montrée comme une carte et les noms de rues sont écrits sur le sol, comme sur un plan. (…) Dogville ressemble dès le début à une ville disparue qu’on essaie de reconstituer. Son anéantissement, à la fin du film, évoque la formule prêtée à Caton l’ancien : delenda est Carthago (Il faut détruire Carthage).

Une fois dans le décor, où elles existent concrètement, les lettres au sol, qui peuvent être vues par le spectateur la tête en bas, donnent à Dogville un est et un ouest, un nord et un sud. Elles sont incorporées à l’univers des choses, et en même temps les personnages ne les « voient pas ».

Sources : http://spacefiction.wordpress.com/2010/04/20/dogville-closed-spaceespace-clos/

Sources : http://spacefiction.wordpress.com/2010/04/20/dogville-closed-spaceespace-clos/

Il en est souvent de même pour les nombreuses traces écrites qui apparaîtront dans cet ouvrage, incorporées dans le film, et que les personnages, voire le spectateur, ne font, selon le terme créé par Michel Chion, qu’entrelire. De même, ces traces seront toujours soumises à la menace d’un éventuel évanouissement.

La suite de cet inventaire proposera l’évocation de quelques exemples de noms de personnages qui apparaissent à l’écrit : Roger Thornhill, héros malgré lui de La Mort aux trousses (North by northwest), Verbal Kint, incarné par Kevin Spacey dans Usual suspects, Madame de , héroïne au nom caché du film éponyme de Max Ophuls. Des exemples qui, même si vous ne les connaissez pas ou ne vous en souvenez plus, vous rappelleront immanquablement d’autres images proches.

Sur la piste de l’écrit…

Je n’ai abordé que cet aspect onomastique de l’écrit, qui cependant ne s’étend que sur environ une vingtaine de pages. Je pourrais en aborder bien d’autres, tant ce livre m’a captivée. La suite de son inventaire, Michel Chion la consacre aux écrits non-diégétiques : il y étudie minutieusement différentes formes d’apparition du titre d’un film ou du mot « Fin », entre autres. Puis il s’intéresse à l’écrit diégétique muet, « athorybe », qu’on ne remarque pas forcément dans une scène, et qu’on s’amuse à redécouvrir grâce aux effets de revisionnage ou d’arrêt sur image… techniques auxquelles n’avaient pas accès les générations précédentes.

Dans la deuxième partie de son ouvrage « Écrire, lire », il aborde les différents aspects de la lecture et de l’écriture : l’évolution des techniques d’écriture, depuis l’écriture divine jusqu’à l’utilisation des écrans tactiles, la représentation du livre et des bibliothèques au cinéma, l’acte d’ «entrelire», que j’ai évoqué plus haut, la lecture de sous-titres vécue comme une perte ou un ajout face à l’oral et face à l’image.

Enfin, dans sa troisième partie, « L’écrit dans l’espace du film », il étudie à la fois la forme écrite en mouvement, et son inévitable évanouissement en «excrit», qui est aussi la trace de son éternité. En effet, cet écrit disparaît forcément, mais, fixé par l’image au cinéma, il continue à être, comme en témoigne le mot « Rosebud », cité en exemple par Michel Chion.

Rosebud apparaît dans le film Citizen Kane, d’Orson Welles. C’est le mot mystérieux que prononce Charles Foster Kane, magnat de la presse vivant retiré dans le domaine immense de Xanadu, à l’instant de sa mort. Le film retrace la quête du sens de ce mot, que le spectateur ne découvrira qu’au moment de sa destruction :

Détruire l’écrit que nous voyons sur l’écran, nous faire assister à sa disparition, c’est paradoxalement le valoriser, le symboliser. La destruction physique de l’écrit fixe mentalement le moment de l’écriture et de l’inscription, elle en emblématise l’excription.

À l’inverse, et c’est sa grande force, c’est en abordant toutes ces traces écrites, toutes ces manifestations de la lecture et de l’écriture, que l’auteur suscite en nous une explosion d’images. C’est pour cette raison que tout cinéphile, tout amoureux du détail que peut être l’amoureux du cinéma, cherchera à s’y plonger.

Promenade au milieu de l’écrit par associations d’idées

Et comme le livre nous y invite constamment, je ne peux conclure cet article que par les quelques associations d’idées qu’il a suscitées en moi :

  • son évocation des génériques de films en relief, mentionnant La Mort aux trousses (North by northwest) d’Alfred Hitchcock, m’a entraînée jusqu’à celui d’ Arrête-moi si tu peux (Catch me if you can) de Steven Spielberg, tout en flèches et changements de direction :
  • ces mêmes génériques, lettres et mots en mouvement sur des visages et des corps, m’ont fait voyager dans l’univers de James Bond, depuis Goldfinger jusqu’à Skyfall ;
  • ses réflexions sur les anagrammes m’ont rappelé cette scène, dans Harry Potter et la chambre des secrets, où les lettres Tom Marvolo Riddle, deviennent, sous la baguette du sorcier, « I am Lord Voldemort », et j’ai alors parcouru les couloirs de la carte du Maraudeur ;
  • l’importance accordée à certaines lettres, en particulier la lettre R de Rebecca, à laquelle il consacre quelques lignes, m’a fait souvenir que, dans ce film (et dans le livre dont il s’inspire), l’héroïne n’avait pas de nom ;
  • immanquablement, ses voyages au milieu de l’écrit et des livres m’ont menée dans les films de Truffaut, notamment La Nuit américaine ;
  • et j’ai songé à tous ces films qui, mettant en scène lecteurs et écrivains, faisaient la part belle à l’écriture, au livre et à la lecture (Finding Forrester, La Vie des autres, et tant d’autres)…

Envie d’une escapade poétique ? Vous connaissez à présent le chemin…

Formes et couleurs du brouillon

Après avoir lu mon article sur les post-its et les marques-pages, l’insatiable Eva m’a soufflé cette idée : « Et pourquoi pas un article sur les brouillons ? ». Nous passons un temps certain à nous souffler mutuellement des idées d’articles. Je lui avais suggéré : Pourquoi tu ne le ferais pas, cet article sur les brouillons ? « Prends-le, tu feras un super truc », m’a-t-elle rétorqué, tout en me promettant de me donner des idées, si jamais je séchais… Portée par cet enthousiasme contagieux, je me suis donc lancée.

Mythologie du brouillon

Le brouillon, c’est un élément indispensable et trop souvent négligé de l’écriture. A tort, le brouillon est réduit à l’univers de l’école (cahier de brouillons), de la confusion et du désordre (brouillé, brouillon, brouillard) et de la blague biblique (Eve et Adam, le brouillon et le chef d’oeuvre, que l’on soit homme ou femme, chacun son point de vue).

Bref, le brouillon est un mal aimé. Documentairement parlant, il n’a pas de statut à part entière. Pourtant, on pourrait lui en trouver un : document pré-primaire ? anté-scriptural ? désordre informationnel précédant l’ordre imprimé ? Cette désaffection ne s’arrête pas à son statut.

Lorsque l’on voit ce mot écrit quelque part, on a l’impression d’une erreur. Je viens de l’écrire neuf fois depuis le début de cet article, je crois déjà que je l’orthographie de manière incorrecte. Le brouillon fait mal aux yeux, qu’il s’agisse du mot ou de la chose. Trop de o, trop de l. Trop de ratures, trop de fouillis !

Manuscrit de L'éducation sentimentale

Manuscrit de L’éducation sentimentale

Pourtant le brouillon est voué à un destin hors du commun. Parfois, il excède le simple état de brouillon pour devenir, hasards de la postérité et de la célébrité, un « manuscrit », un « palimpseste » ou une « épreuve » recherchée par les collectionneurs.

Dès qu’il a été transformé, qu’il est passé de l’état indéfini de « brouillon » à l’état défini d’objet fini – le livre – le brouillon atteint la consécration. Il est la matrice originelle, le chaos au milieu duquel se sont accomplis l’oeuvre, la construction parfaite, l’harmonie, l’exploit de la forme. Et il finira par être ce sur quoi le lecteur assidu, le critique ou le passionné, s’appuiera désormais : un retour aux origines. Il justifiera la méthode, l’inspiration, le génie.

Demain dès l'aube, Hugo

Demain dès l’aube, Hugo

Le lecteur curieux aimera jeter un coup d’oeil au laboratoire, comme un gourmand qui veut connaître la recette, à ceci près que dans ces cas tous différents et multiformes, il n’existe aucun recette préétablie. Un brouillon de Hugo ou de Flaubert ne ressemble en rien à un manuscrit de Proust.

Dernière page de la Recherche, Proust

Dernière page de la Recherche, Proust

Ce dernier avait une technique très particulière : il utilisait pour la recherche des cahiers, sur lesquels il collait et pliait des morceaux de papier, appelés « paperolles », au fur et à mesure des ajouts et des enrichissements successifs du texte. De même qu’il évoque souvent une fleur japonaise, un origami d’impressions qui se déploie dans le souvenir que suscite la madeleine, de même son texte se déploie, se déplie, s’amplifie à mesure qu’il le fabrique :

Et comme dans ce jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.

Le brouillon au quotidien

Mais comme me l’a signalé l’exubérante Eva, « on imagine l’écrivain à son bureau, avec un thé et un chat sur les genoux alors que la plupart du temps il griffonne sur un vieux prospectus pendant une conférence qui l’ennuie ou pendant qu’il fait un boulot alimentaire… »

Qu’ils écrivent dans des cahiers, sur des feuilles volantes, sur tout et n’importe quoi (le calepin à côté du téléphone, le dos de l’enveloppe usagée, le ticket de caisse, la note de restaurant, la nappe en papier…) ; qu’ils soit plutôt du genre ordonné – pas une rature, pas une tâche, bref les adeptes du premier jet – ou que « cent fois sur le métier » ils remettent leur ouvrage, chaque écrivain a sa méthode.

Au-delà du brouillon sacralisé de l’écrivain, qui, même fabriqué à partir de tout et surtout de n’importe quoi, fait de bric et de broc, fera s’arracher les cheveux aux héritiers, aux collectionneurs et aux spécialistes de l’oeuvre, il y a les brouillons du quotidien, ceux dont on se souvient, et ceux qu’on préférerait oublier :

  • les brouillons de concours et d’examens (oh les jolies feuilles vertes, jaunes et roses sur lesquels on prépare nos très mémorables dissertations : « La notion d’inconscient psychique est-elle contradictoire ? », « La nature et la culture », « Les classifications décimales ») ;
  • les verso de feuilles déjà utilisées ;
  • les samedis et les dimanches des agendas (mais aussi les vacances, très utiles) ;
  • les post-its, enveloppes et autres bouts de papier déjà cités ;
  • les carnets « spécialement faits pour ça »
  • les répertoires (pour les plus organisés et les fondus de l’ordre alphabétique)
  • les bloc-notes, papier et numériques

On pourrait d’ailleurs se poser la question de l’avenir du brouillon et du manuscrit avec l’utilisation des machines à écrire et des ordinateurs. Rien n’empêche cependant de réécrire par dessus un texte imprimé… mais qu’en est-il lorsque le texte reste pendant un temps certain, à l’état de document dans un dossier, sur le bureau de l’ordinateur ?

L’avenir du brouillon

Le brouillon numérique est moins torturé, moins malmené que son homologue papier. Une correction à faire ? Un petit clic de souris, une petite sélection, et hop, voilà la rature numérique annihilée ! Les acharnés, bornés, obtus, nostalgiques peuvent toujours utiliser la fonction « barrer » ou corriger et annoter le texte dans une autre couleur (j’avais une prof de prépa qui me renvoyait mes commentaires de textes avec de très belles annotations en rouge, et entre parenthèses, comme celle-ci).

Mais ils sont tout de même rares… Tant que le texte n’est pas imprimé, tant qu’il ne devient pas « premier jet » ou « épreuve », adieu les annotations manuscrites, les ratures, les flèches et les déplacements d’un paragraphe à un autre !

Pour se consoler, on peut toujours revivre le frisson de la création manuscrite en s’émerveillant des richesses numériques et numérisées : archives, sites dédiés et autres fonds hauts en couleurs. Petite sélection pour les amateurs :

Manuscrit Sartre

Manuscrit Sartre

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