Qualités et défauts du commentaire

Lorsque l’on s’intéresse aux ouvrages consacrés au cinéma, comme lorsqu’on lit la biographie d’un écrivain ou une étude de ses œuvres, c’est pour approfondir une question, par curiosité pour un sujet qui a attiré notre attention. On s’attend donc à ce que le dit ouvrage nous enrichisse, fasse preuve d’érudition et d’honnêteté intellectuelle.

Malheureusement, dans de rares circonstances, l’ouvrage consacré au cinéma ou à la littérature sera à tel point dépourvu de l’une et de l’autre qu’il nous rappellera à cette réalité : l’essentiel est l’œuvre en elle-même, et non son commentaire ; le texte prévaut sur la biographie, le film prévaut sur le non-film. Et le lecteur en vient à se demander comment on peut manquer un sujet. Pourquoi choisir de publier sur une thématique, et comment réussir à se faire publier si cela revient à gâcher ? En d’autres termes : comment faire un mauvais livre sur un bon sujet ?

Je n’aime pas faire de mauvaise critique. Même lorsqu’un livre, par certains aspects, ne me satisfait pas (des longueurs, une structure alambiquée, de la confusion dans son propos), j’essaye de me concentrer sur ses aspects positifs.

 Et pourtant, tout était possible

cocteau et marais

On peut s’intéresser à Jean Cocteau et à Jean Marais pour de nombreuses raisons. D’abord parce qu’il s’agit d’un couple fascinant, de deux artistes complets : poète, dramaturge, réalisateur, dessinateur, sculpteur, pour l’un, comédien, metteur en scène, peintre et sculpteur, pour l’autre. Ensuite parce qu’il s’agit aussi de deux univers artistiques uniques. On peut donc les étudier de multiples façons, s’intéresser à leurs vies, à leurs filmographies, à leurs créations, à leurs influences. Ceux qui se passionnent pour eux ont l’embarras du choix, « littéralement et dans tous les sens ».

Dernièrement je me suis laissée tenter par un livre consacré à ce couple artistique, et intitulé Marais et Cocteau : l’abécédaire. La couverture m’a attiré l’œil. A présent, cependant, je suis tellement furieuse contre ce livre que je n’ai même pas envie d’en laisser une trace visible sur mon blog. Ce livre est une véritable escroquerie intellectuelle.

Paru en juin 2013, il se présente comme un dictionnaire, « une foule d’anecdotes inédites et insolites », préfacé par le filleul de Jean Cocteau, Jean-Pierre Dermit. Même l’auteur, à première vue, présente bien : Frédéric Lecomte-Dieu, collaborateur du Festival de Cannes, il a l’air d’avoir connaissances et contacts.

Pourtant, dès passée la préface, on commence à déchanter… et arrivé au bout, péniblement, surmontant l’agacement, on ne peut pas faire autrement que de voir la réalité en face : c’est mal fichu.

Un mauvais dictionnaire : pourquoi ?

Un dictionnaire peut être un objet de lecture passionnant, lorsqu’il se penche sur une thématique particulière. J’ai déjà consacré un article à ce sujet. Pourquoi celui-ci loupe son but ? Pour plusieurs raisons :

  • Il n’y a pas de renvois à la fin des articles.
  • Les citations de Cocteau et de Jean Marais choisies sont d’une platitude achevée et ne rendent pas justice à leur originalité. Citation de Jean Marais sur la peinture : «Quand je peins, je m’amuse.»
  • Certains articles sont incomplets, évoquent une personnalité avec rapidité, presque par-dessus la jambe, d’autres sont simplement ordinaires.
  • D’autres encore font des allusions incompréhensibles au lecteur lambda :

Article Chatou : «Les Marais résident à présent au 101 boulevard Saint Germain. Jean Marais est envoyé au lycée Condorcet» (et c’est TOUT. On passe directement à l’article suivant ! Mais c’est quoi, Chatou ?)

  • On y trouve coquilles, incohérences, phrases incompréhensibles, qui donnent le sentiment d’un livre bâclé, que l’auteur et ses relecteurs n’ont pas relu.

Article Bourvil : «Il interprète Passepoil dans le film Le Bossu avec Bourvil» (dans un article sur Bourvil, effectivement, on s’en serait douté)

Article 11 octobre 1963 (sur le jour du décès de Cocteau) : «Cocteau est allongé d’académicien sur son lit dans son habit…» (oui, vous avez bien lu, la phrase est à l’envers)

  • On trouve des articles doublons, voire en triple : trois fois la mère de Cocteau apparaît sous différentes formes : Nom de famille – Prénom, Prénom – Nom de jeune fille, Nom de jeune fille – Prénom. La mère de Jean Marais apparaît au moins deux fois. Idem pour Picasso : deux articles, l’un sur « Picasso », l’autre, immédiatement après, sur « Pablo Picasso ».
  • Parfois les personnages apparaissent donc sous la forme Nom de famille – Prénom, ou Prénom – Nom de famille, mais aussi sous la seule forme Nom de famille. Il arrive aussi qu’on trouve des Nom de famille – Madame ou Monsieur, ou des Madame ou Monsieur – Nom de famille.
  • L’ordre chronologique est hasardeux. Dans certains articles, l’auteur évoque une personne, annonce sa mort tel jour de telle année, puis évoque des événements intermédiaires et redonne la date de sa mort à la fin de l’article (l’article sur la mère de Jean Marais en est l’exemple parfait).
  • Le lecteur ne comprend pas le choix de certains articles et l’oubli ou la déception causée par d’autres. On se retrouve avec un article sur Jacques Higelin, où se trouve juste une citation, sur Cocteau, dont on se serait bien passé. Par contre l’article sur l’écriture, où Cocteau aurait eu la part belle, ne donne lieu qu’à une seule et unique phrase :

«En 1978, Marais se met à écrire et à sculpter avec un plaisir fou.»

  • L’auteur accumule des expressions telles que « la rumeur dit », « selon certains », « … reste un mystère ». A quoi bon évoquer une incertitude ? Pourquoi ne pas donner la source de l’information ? Dans ce cas, il semble juste que le sujet échappe à l’auteur.

Bref : le livre nous laisse le sentiment qu’on se moque de nous, que l’auteur a juste voulu s’amuser mais qu’il n’a pas pensé une seconde aux lecteurs, qui attendent davantage qu’une compilation de potins et d’absurdités. Surtout : pourquoi ne s’est-il pas relu, ne s’est-il pas faire relire ? Se serait-il lassé de son sujet ?

Généralement, lorsque l’on se passionne pour quelque chose au point d’en faire un livre, on ne fait pas preuve de paresse, d’indifférence, de désinvolture ou de légèreté, on peaufine, on soigne, on accorde un peu d’attention à ce qui nous germe entre les doigts, comme le montre si bien Eva dans l’un de ses articles.

Peut-on survivre à ça ?

Voici donc la première mauvaise critique de Cinephiledoc. Mes comptes-rendus de lecture sur le cinéma remontant à février, j’aurais pu avoir plus tôt ce genre de déceptions. J’en étais venue à me dire que je serai peut-être épargnée. Heureusement, pour ceux que le sujet intéressent, voici quelques conseils sur Jean Marais et Jean Cocteau :

  1. Revoyez les chefs d’oeuvre de Cocteau, La Belle et la Bête, Orphée, L’Aigle à deux têtes (mon préféré, les répliques de Edwige Feuillère sont d’une merveilleuse virtuosité, l’atmosphère est sombre, mélancolique et au bord de la folie).
  2. Relisez La Machine infernale (une réécriture d’Oedipe), Le Bel indifférent, La Voix humaine, ses poésies, tout cet univers de réappropriation de la mythologie et de magie…
  3. Revoyez Jean Marais dans les films de Cocteau, mais aussi dans ses autres apparitions : Le Comte de Monte-Cristo, Si Versailles m’était conté, de Guitry, au milieu d’une pléiade d’autres acteurs français de l’époque, Le Bossu, Le Capitan, Le Capitaine Fracasse, Le Masque de fer (où il incarne un inoubliable D’Artagnan).
  4. Si vous voulez à tout prix lire quelque chose sur Marais et Cocteau, lisez l’autobiographie de Marais, Histoires de ma vie, les lettres de Cocteau à Marais, ou encore ce magnifique livre publié à l’occasion d’une exposition au musée Montmartre : Jean Marais, l’éternel retour, de Romain Leray.
  5. Rendez-vous sur le site de Jean Cocteau, allez vous promener à Milly La Forêt.

jean marais

Quant à moi, après cette corvée de lecture, je vous prépare les quelques hors-séries au programme de cet été, sans doute au nombre de trois, plus si j’ai le temps. Je n’en dit pas plus pour l’instant et vous laisse avec Cocteau :

Vous êtes une solitude en face d’une solitude. Voilà tout. (…) C’est la beauté de la tragédie, son intérêt humain qu’elle ne met en scène que des êtres vivants au-dessus des lois. Qui étions-nous cette nuit ? Je vous cite : «Une idée devant une idée.» Et maintenant que sommes-nous ? Une femme et un homme qu’on traque. Des égaux. (L’Aigle à deux têtes : II, 9)