Une oeuvre, littéraire, cinématographique, picturale, musicale ou philosophique, est toujours le fruit d’un contexte de création. Qu’il le veuille ou non, son auteur sera le plus souvent  influencé par la société qui l’a vu naître, et par le regard qu’il porte sur cette société. Rien ne sert de généraliser bien entendu, et je ne veux pas rentrer dans des propos sociologiques et critiques dans lesquels j’excelle bien moins que d’autres.

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Toujours est-il que généralement, on distinguera aisément le cinéma américain du cinéma européen et du cinéma asiatique, et que même à l’intérieur des continents, le cinéphile averti se réjouira des différences entre cinéma scandinave, français, italien ou espagnol à une même époque.

Il ne s’agit pas seulement d’une question de mentalités, de certaines considérations sur les tempéraments chauds ou froids, explosifs ou contemplatifs, dépressifs ou extravertis. Il s’agit également d’étudier, en ethnologue et en sociologue amateurs, la manière dont une société et une culture sont représentées, mises en lumière par le cinéma.

Always Hollywood

Pour cet article, comme pour le précédent, je reste résolument tournée vers l’ouest, et vers le cinéma américain. Ce n’est pas faute d’avoir tenté de trouver d’autres lectures potentielles, bien que le mois de mars ait été particulièrement riche en nouvelles parutions – à commencer par les innombrables biographies de Grace Kelly, surfant sans doute sur la vague du biopic à venir avec Nicole Kidman.

J’ajoute une petite tricherie à ce choix encore une fois américain, en consacrant cet article, non pas à une nouvelle parution mais à une édition poche « revue et augmentée » d’un ouvrage sorti en 2012. Et tant pis ! Cet ouvrage est certainement le meilleur que j’ai lu sur le cinéma depuis début 2014.

Je ne suis d’ailleurs pas la seule de cet avis, puisqu’il a reçu en 2012 le prix du meilleur livre de cinéma au Festival international du film d’histoire de Pessac, comme l’indique la quatrième de couverture. J’ignorais que ce genre de récompense existait mais voilà de quoi, encore, enrichir ce blog, si chaque année ce Festival récompense des ouvrages de cette qualité !

Sources : http://www.livres-cinema.info/livre/5625/mythes-et-ideologie-du-cinema-americain

Sources : http://www.livres-cinema.info/livre/5625/mythes-et-ideologie-du-cinema-americain

Trêve de suspense, voici les références de la pépite : Mythes et idéologie du cinéma américain, de Laurent Aknin, publié aux éditions Vendémiaire en mars 2014. Savourez-le sans vous ruiner : cette édition poche est à 8 euros.

Parle peu mais parle bien !

Certes, à la lecture de ce titre, j’en perçois déjà qui font la grimace et qui craignent d’ouvrir un pavé jargonnant et prétentieux. Rien de plus faux. Non seulement cette lecture ne vous prendra que quelques jours, mais elle en sera des plus agréables : fluide, sans prise de tête, imagée et riches en exemples et en références.

Bref, érudite sans être barbante, comme peuvent l’être les conversations avec des gens passionnés par leur sujet, même si ce sujet est très éloigné de vos propres préoccupations. L’amateur explorera ce livre sans crainte, comme le littéraire chevronné pourra suivre avec intérêt les propos d’un scientifique si ce dernier y met la même passion et la même simplicité.

Mythes et idéologie du cinéma américain ne se penche d’ailleurs pas sur un sujet si ésotérique que ça : Laurent Aknin a restreint son sujet à la fois sur le plan géographique et sur le plan historique. Ainsi, les films et l’univers cinématographique auxquels il consacre sa réflexion sont ceux sortis entre 1998 et 2014.

Autre restriction : il s’agit de ce qu’il appelle le cinéma de fantasy. Sous cette appellation, il regroupe « les films de science-fiction, les péplums, les films d’horreur et les films de super-héros » – étiquette contestable et maladroite si l’on s’en tient à la définition stricte de la fantasy, et que l’auteur utilise quelque peu comme un fourre-tout, ce qu’on est en droit de lui reprocher.

Enfin, pour faciliter la lecture de son livre, il propose en fin d’ouvrage un glossaire d’une dizaine de mots (soit une double page), et une chronologie. Cette dernière rappelle, pour chaque année, les principaux événements ayant impliqué les Etats-Unis, et les films traités dans l’ouvrage (production, réalisateur, interprètes principaux, suivis d’un résumé des plus concis).

 Un condensé de l’histoire américaine, à travers le cinéma

Si l’auteur s’intéresse aux films de science-fiction et de super héros, aux péplums et aux films d’horreur, c’est pour ce qu’ils révèlent de la société américaine, de sa psychologie, de ses craintes, de ses doutes, et de la façon dont elle veut être perçue dans le monde.

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Ce qu’il étudie également, c’est la rupture entre un avant et après 11 septembre, ce qui est magistralement amené par son introduction :

En 1933, King Kong se battait contre les avions au sommet de l’Empire State Building de New York. En 1976, dans le remake réalisé par John Guillermin, Kong affrontait les hélicoptères de l’armée sur une des deux tours jumelles du World Trade Center.

On a souvent rappelé, à propos des attentats du 11 septembre 2001, à quels points ceux-ci étaient prévus, mis en scène en quelque sorte, pour les caméras. (…) Mais on peut dire aussi, d’une certaine manière, que les attentats prenaient leur origine, de manière fantasmatique, dans les oeuvres cinématographiques américaines de fiction, et surtout de science-fiction (SF), de fantastique ou d’épouvante, c’est-à-dire dans les plus pures productions d’un imaginaire collectif.

L’introduction s’achèvent sur ces quelques lignes, riches de promesses :

Que faire quand l’imaginaire est devenu réel ? Inventer un nouvel imaginaire, hanté, une fois de plus et à juste titre semble-t-il, par l’idée de la fin du monde. Pur fantasme, production d’une idéologie ou nouvelle mythologie ?

C’est cette analyse de l’invention d’un nouvel imaginaire que Laurent Aknin va proposer au lecteur, partant d’exemples révélateurs d’avant 2001 – Armageddon, Deep impact, Matrix, Gladiator, X-Men, Pearl Harbor – jusqu’à aujourd’hui, soit depuis le traumatisme de l’agression, asséchant pour un temps la source des films catastrophes, jusqu’au renouvellement des genres.

Analyse sociale et philosophique

Si ce cinéma de « fantasy » trouve sa source dans les influences les plus anciennes – ancienne version de King Kong, Metropolis pour le cinéma de science-fiction, La Chute de l’empire romain pour les péplums, épisodes d’origine des Star Wars, Star Trek, Superman et Batman – l’auteur s’intéresse en effet à ses manifestations les plus récentes.

Le propos, jamais pontifiant, toujours éclairant, associe toujours l’image du film, fidèle au souvenir qu’en a le spectateur, et la réflexion sociale, voire philosophique. S’y côtoient des thématiques telles que la grandeur et la chute des civilisations, la peur de l’autre, de l’invasion ou de l’effondrement, et le renfermement d’une société sur elle-même, autour de valeurs morales qui ont parfois (toujours ?) tendance à verser dans le conservatisme.

De cette exploration, j’ai retenu quelques étapes qui m’ont séduite – je laisse volontairement de côté le cinéma d’horreur, que je connais trop mal pour pouvoir l’aborder avec le recul nécessaire.

 Quelques exemples…

  • Le péplum

Après avoir abordé la science-fiction et les films catastrophes, l’auteur s’attarde sur les reconstitutions antiques, dans un chapitre intitulé « Magie et hantise de l’Orient : le post-péplum », chapitre qui plaira aux férus d’histoire et de mythologie. Il revient ainsi sur le fait que le péplum est, à l’aube du vingt-et-unième siècle, un genre délaissé, après le fiasco financier engendré par le Cléopâtre de Mankiewicz.

Sources : Allociné

Sources : Allociné

Gladiator, de Ridley Scott, influencé notamment par La Chute de l’empire romain, apporte un nouveau souffle au genre du péplum. Mais il est également, cinématographiquement, l’un des derniers péplums à représenter Rome en tant qu’empire, avant les attentats du 11 septembre :

Jusqu’au milieu des années 60, le péplum américain se nourrissait de deux sources d’inspiration : la Bible ou Rome (…). Gladiator, péplum d’avant le 11 septembre, est le dernier à se situer à Rome, et pendant l’Empire romain.

Rome, jusqu’alors, représentait en effet métaphoriquement les États-Unis, dans leur position de puissance dominante. Un statut qui pouvait être mis en péril par le manque de moralité ou de religion de ses citoyens (…), ou bien par des dirigeants incapables (…) mais qui renvoyait toujours à la même réalité contemporaine.

Voilà la mise en perspective : la Rome lointaine aussi bien historiquement que géographiquement représentée dans le péplum – et c’est pour cela que, selon Laurent Aknin, le genre a sa place dans ce qu’il appelle encore une fois le cinéma de fantasy, au même titre que la science-fiction, car se déroulant dans un autre univers – est tout de même le reflet d’un « empire américain » inscrit dans l’époque durant laquelle le film a été réalisé.

Bien entendu cela vaut aussi pour les films réalisés après Gladiator, qui reflètent l’évolution des mentalités, mais aussi la permanence de certaines craintes et de certaines valeurs de la société américaine, même jusqu’à la bouse incroyable qu’est Pompéi, aussi spectaculaire numériquement que vide sur le plan scénaristique. Pour ceux qui auraient deux heures à perdre, voici l’intrigue résumée en quatre mots : Titanic avec un volcan.

  • Le film de super-héros

Pour les fans, vous allez vous régaler ! L’auteur y consacre un bon tiers du livre, et évidemment, pas de jaloux, on retrouve aussi bien les représentants de Marvel que de DC Comics. Cette exploration s’ouvre naturellement sur les X-Men, dont le premier film sort un an avant les attentats du 11 septembre – là encore, il s’agit d’une évolution de la société, sous le prisme cinématographique, qu’Aknin va restituer.

Sources : Allociné

Sources : Allociné

Mais ce qui m’a laissée sans voix, c’est la relecture historique et sociologique de ce premier épisode :

D’un côté Wolverine et Xavier, de l’autre Magneto et Mystique, la femme mutante caméléon. Ils s’affrontent sur un point fondamental : l’attitude à observer face au reste de l’humanité – le gouvernement américain en l’occurrence. (…) Magneto ne ressent que de la haine et du mépris pour la race humaine ; Xavier rêve quant à lui d’une coexistence pacifique entre les groupes. Comme dans la bande dessinée d’origine,  les deux leaders représentent l’un Malcolm X (…), l’autre Martin Luther King.

Suivent les bouleversements engendrés dans cet univers cinématographique par le 11 septembre, non seulement sur les X-Men, mais également sur d’autres personnages tels que Batman vu par Christopher Nolan, ou le héros de l’uchronie V pour Vendetta. 

Durant cette lecture, on a le sentiment que ces héros, qu’ils aient connu des vies antérieures avant 2001, comme Superman, comme Batman, comme les X-Men ou encore comme Spiderman, ou qu’ils aient vu le jour bien après (cinématographiquement parlant) comme Iron Man, Captain America ou Thor… tous ces héros s’assombrissent progressivement, ou peut-être grandissent ?, à de rares exceptions près, pour gagner en intensité filmique.

Et, là encore, ce n’est que mon impression, ils sont condamnés à l’échec sans cet assombrissement ou cette maturité forcée, suscitée par une société en perte de repères et d’influence face au reste du monde.

  • Renouvellement du film de science-fiction

Grandir, s’assombrir, se renouveler, pour échapper aux cataclysmes et à la disparition, tel est l’enjeu. Telle est aussi l’incroyable richesse d’expériences comme Inception, de Christopher Nolan, présentée dans l’avant-dernier chapitre, « Une nouvelle fabrique de l’imaginaire » – et ce sera mon dernier exemple.

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Inception peut être considéré comme une revanche sur un cinéma hollywoodien aseptisé, ne jurant plus que par la 3D comme recette magique, délaissant au passage toute prise de risque, tout effort de scénario (…). À l’opposé, le film fait preuve d’une telle ambition qu’on pourrait presque la juger suicidaire. Christopher Nolan y conjugue pour la première fois son art et sa technique éprouvée des films d’action spectaculaires avec son goût pour les scénarios impossibles, construits selon des règles d’une précision mathématique : un Escher du cinéma.

Indépendamment de l’influence de la société et des événements sur les productions cinématographiques, et des conditions de réalisation des blockbusters américains, l’auteur voit, semble-t-il, en Nolan, l’un des représentants artistiques, portant en lui un véritable univers d’auteur, de la nouvelle science-fiction, propre à insuffler de nouvelles représentations et de nouvelles mythologies au cinéma.

Si les autres réalisations semblent directement issues de leur contexte de création, la nouvelle fabrique de l’imaginaire apparaît comme un véritable kaléidoscope qui inspire et inspirera les événements et les générations tout autant qu’il s’en est inspiré, voire plus, comme, en son temps, aura pu le faire Star Wars.

À découvrir…

L’édition « revue et complétée » de cet ouvrage s’est, vraisemblablement, enrichie d’un dernier chapitre, recensant quelques films de 2013, dont World war Z, et d’une conclusion évoquant la sortie en 2014 de Noé. 

Je me suis quelque peu attardée sur les exemples qui m’ont frappée, mais qui ne sont qu’un échantillon de ce qu’illustre ce petit livre magistral, que j’espère vous avoir donné envie de consulter…