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Étiquette : Roland Barthes

Le bruit et le silence : Greta Garbo

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Bruit et silence

Aucune comédienne de cinéma n’incarne mieux le bruit et le silence (documentaires) que Greta Garbo. Comme toute personnalité, et comme tout être humain, Greta Garbo est un document : l’être est la feuille vierge sur laquelle la vie et l’oeuvre, parfois se confondant, parfois se séparant, écrivent. L’être choisit la façon de s’auto-documenter et de documenter les autres sur lui-même.

Or, Greta Garbo est l’exemple parfait – et que pourrait choisir à l’exclusion de tout autre, le documentaliste cinéphile – du bruit et du silence documentaires. Silence, parce qu’elle a choisi justement de ne rien dévoiler d’elle-même en dehors du cercle restreint et hermétiquement clos de la vie privée. Si elle a participé, de sa propre personne, à la construction de son « mythe » hollywoodien et cinématographique, elle l’a peut-être renié par la suite, en tout cas elle a cessé de le faire apparaître ou de l’évoquer. Elle a juste fait en sorte, bon gré mal gré, qu’il lui survive.

Bruit documentaire, parce que ce qu’elle n’a pas dit elle-même, ce qu’elle a tu, caché ou renié, d’autres se sont chargés de l’écrire à sa place. Elle ne s’est pas auto-documentée, si ce n’est en ressassant le passé et en devenant malgré elle l’objet d’un fétichisme pré et post-mortem. Et tout a été dit, suggéré, inventé, exagéré. On lui a prêté des vies, des pensées, des liaisons, des intentions que, si elle les a eues, elle n’a jamais confirmées ni infirmées. Passive, indifférente, méprisante ou écoeurée, elle a laissé les journaux, les mémoires, les autobiographies, les biographies, les articles, la publicité : bref, le mensonge et l’exagération, lui glisser dessus comme l’eau sur les écailles d’un beau poisson. Ce n’est plus un bruit, c’est un vacarme assourdissant.

L’ébauche du mystère

Qu’elle qu’elle ait pu être, elle s’est échappé à elle-même et elle nous échappe. Elle est un mythe et un mystère, mais ni elle-même, ni ses films, et encore moins ceux qui la mentionnent, s’en souviennent, ses biographes, tous ceux qui ont approché de près ou de loin sa vie ou son oeuvre, aucun d’entre eux n’a pu le comprendre. L’ébaucher, peut-être ; le comprendre jamais.

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Dans ses Mythologies, en 1957, soit plus de dix ans après le dernier film de Garbo et plus de trente ans avant sa mort, Roland Barthes consacre un article au « Visage de Garbo » et effleure le mythe :

« Son surnom de Divine visait moins sans doute à rendre un état superlatif de la beauté, que l’essence de sa personne corporelle, descendue d’un ciel où les choses sont formées et finies dans la plus grande clarté. Elle-même le savait : combien d’actrices ont consenti à laisser voir à la foule la maturation inquiétante de leur beauté. Elle, non : il ne fallait pas que l’essence se dégradât, il fallait que son visage n’eût jamais d’autre réalité que celle de sa perfection intellectuelle, plus encore que plastique. L’Essence s’est peu à peu obscurcie, voilée progressivement de lunettes, de capelines et d’exils ; mais elle ne s’est jamais altérée. »

Barthes effleure le mythe ; René de Ceccatty le dissèque. Dans son récit biographique Un renoncement, paru en mars 2013 aux éditions Flammarion, il n’en finit pas de chercher Garbo, un peu à la manière dont Visconti disait chercher la Callas : « Je voudrais te découper en morceaux pour essayer de voir, de comprendre ce qu’il y a dans ta voix ». Extrême, mais réel.

Renoncement et ressassement : le mythe passé au crible.

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L’auteur raconte Garbo, à travers un seul projet avorté : après un triomphe muet, puis parlant, après une filmographie qui ne s’est finalement étalée que des années 20 aux années 40, et qui a compté des merveilles telles que La Reine Christine ou Grand Hôtel, l’adaptation de La Duchesse de Langeais, le roman de Balzac, devait marquer le retour de Garbo au cinéma en 1949.

Ce retour n’a jamais eu lieu. Après 1949, c’est quarante ans de silence, de deuil – au sens de Freud dans Deuil et mélancolie « le passé qui ne passe pas » – qui vont occuper le vide cinématographique et le manque ressenti par les cinéphiles et les fétichistes. Et ce sont ce silence, ce deuil, ce vide et ce manque qui occupent l’espace du livre, qui l’écrasent.

Un renoncement ne suit aucune trame chronologique. C’est un portrait par touches et en continuels allers-retours. C’est une succession d’évocations, parfois confinant au vertige, et qui n’est expliqué par l’auteur qu’à la toute fin :

« J’ai opéré de façon cyclique, usant d’échos et de réminiscences ; et voulu, en partant de cet épisode crucial de sa vie qui est comme une rencontre avec ses propres limites, comprendre le processus même de la disparition de cette comédienne »

Les images se succèdent donc en désordre, un mille-feuilles d’impressions et d’instantanés, si bien que le lecteur s’y perd : qu’a-t-on déjà lu ? Que va-t-on lire ou relire ? Que découvre-t-on ? Le livre est exactement comme un film dont on ne verrait que les rushes, les scènes non conservées se superposant au résultat final et le saturant de leurs obsessionnelles présences.

Pour cette raison, le livre décourage. Parfois il nous tombe des mains. Pour les mêmes raisons, cependant, il fascine : c’est un magnifique portrait de Garbo en ombres chinoises, et cependant sans complaisance, voire même cruel à certains endroits.

« L’opalescence du teint qui captait chaque rayon et le réfractait et la richesse de la palette d’expressions rendaient passionnant et d’une sensualité embarrassante chaque gros plan. Garbo avait un réseau musculaire sous la peau de son visage qui lui permettait, avec une stupéfiante vivacité, de changer d’humeur visible, angoisse, étonnement, ironie, douleur, joie, sympathie, épouvante, en quelques fractions de seconde. »

Un portrait proustien de fuites, de facettes et de références.

Garbo, son univers et son époque, ainsi que La Duchesse de Langeais (dernier projet avorté) sont les clefs du livre de René de Ceccatty. Le livre n’est pas accessible à ceux qui n’ont pas une vague idée de tout cela et qui ignorent Garbo, créature moitié réelle (et encore), moitié mythique :

« Elle est le cinéma, c’est-à-dire l’image et le mouvement, le temps, passager et éternel, mémorieux et oublieux, oublié et inoubliable, une histoire sans fin. »

Le mythe fascine, la femme qu’on aperçoit dérange, entre fuite et confusion avec les personnages qu’elle a incarnés, entre recherche d’autrui et agoraphobie, entre refoulement et spontanéité, entre asexualité et hyper-sensualité, entre dépression et narcissisme. Les quatre cents pages qui rythment cette fréquentation épuisent et ressemblent à un cambriolage.

A l’issue de ce livre un et multiple, il ne nous reste qu’un vertige, une sensation étrange faite d’admiration, de compassion, de nostalgie et d’effroi, qui donne envie de se replonger dans cette Duchesse de Langeais qui a manqué à Garbo ou que Garbo a manqué, et qui donne envie de tout voir ou revoir, en particulier :

  1. Ninotchka (1939) de Ernst Lubitsch. Quoi qu’en puisse dire René de Ceccatty, qui visiblement ne porte pas le film dans son coeur, elle y est merveilleuse dans cette comédie d’espionnage qui critique le système soviétique.
  2. Marie Walewska (1937) de Clarence Brown. Le film raconte la rencontre de Napoléon (Charles Boyer) et de son amante polonaise. La seule scène de l’apparition de Garbo est inoubliable.
  3. La Reine Christine (1933). Le seul, l’unique, s’il n’en reste qu’un. Elle y incarne une Christine de Suède envoûtante même si très éloignée de la réalité historique.

Changer de regard

Aujourd’hui, pas de chauffage – ou presque pas – au CDI. Si cela m’oblige à garder mon manteau pour travailler, cela n’en éveille pas moins chez moi une pensée réconfortante : les élèves ne viennent pas parce qu’il fait chaud, ils viennent pour le CDI, juste pour le CDI.

Le changement d’heure pendant les vacances a accéléré ces infimes transformations de l’atmosphère qui donnent une impression de flou à tout ce que l’on observe. Je pars, il fait nuit ; je rentre, il fait nuit. Une brume diffuse tombe des réverbères allumés et se disperse des phares des voitures. J’ai l’impression que la journée passe dans un temps infime et presque irréel entre la nuit et le soir. Le ciel est gris, neigeux, et le brouillard se colle aux rues, aux arbres, aux murs, pour faire de nous des myopes éphémères. Quoique, pour moi, la myopie me connaît depuis de nombreuses années.

J’aime le flou sur les choses. Parfois, le flou semble donner au monde qui nous entoure une qualité nouvelle, que la netteté a effacé. Tout se perd, et du coup devient précieux, digne d’intérêt, puisque difficile à saisir. Quand on porte des lunettes, la netteté nous semble presque artificielle, et je recherche les situations où elle m’échappe : des gouttes de pluie, de la buée, ce brouillard matinal, et parfois, au réveil, je repousse le moment de les mettre pour savourer encore un peu l’état de demi sommeil. Le flou démultiplie le réel.

C’est sans doute pour cela que j’aime A la recherche du temps perdu. Chez Proust, le flou acquiert une valeur particulière. Il permet de mieux discerner le réel, de mieux l’apprécier, que l’absolu netteté, qui n’est qu’une imperfection. Voir les êtres avec netteté, c’est voir leurs défauts. Cela empêche de les idéaliser. Contrairement aux impressions fugitives que l’on a des êtres que nous aimons :

« La manière chercheuse, anxieuse, exigeante que nous avons de regarder la personne que nous aimons, notre attente de la parole qui nous donnera ou nous ôtera l’espoir d’un rendez-vous pour le lendemain, et jusqu’à ce que cette parole soit dite, notre imagination alternative, sinon simultanée, de la joie et du désespoir, tout cela rend notre attention en face de l’être aimé trop tremblante pour qu’elle puisse obtenir de lui une image bien nette. Peut-être aussi cette activité de tous les sens à la fois et qui essaye de connaître avec les regards seuls ce qui est au-delà d’eux, est-elle trop indulgente aux mille formes, à toutes les saveurs, aux mouvements de la personne vivante que d’habitude, quand nous n’aimons pas, nous immobilisons. Le modèle chéri, au contraire, bouge ; on n’en a jamais que des photographies manquées. »

Ce qu’apporte Proust à la littérature et au regard, c’est ce bonheur du flou, du manque, de l’impression fugitive, de l’absence. Lorsque les choses s’imposent à nous, elles perdent en valeur. Ce n’est qu’en faisant leur deuil, qu’en leur donnant le verni du souvenir et de l’imagination qu’elles s’embellissent.

C’est aussi pour cette raison que j’aime les films en noir et blanc et ceux qui donnent une certaine place au brouillard. Roland Barthes avait consacré dans ses Mythologies un magnifique article au visage de Greta Garbo :

« Garbo appartient encore à ce moment du cinéma où la saisie du visage humain jetait les foules dans le plus grand trouble, où l’on se perdait littéralement dans une image humaine comme dans un philtre, où le visage constituait une sorte d’état absolu de la chair, que l’on ne pouvait ni atteindre ni abandonner. […] C’est sans doute un admirable visage-objet ; dans La Reine Christine, […] le fard a l’épaisseur neigeuse d’un masque ; ce n’est pas un visage peint, c’est un visage plâtré, défendu par la surface de la couleur et non par ses lignes ; dans toute cette neige à la fois fragile et compacte, les yeux seuls, noirs comme une pulpe bizarre, mais nullement expressifs, sont deux meurtrissures un peu tremblantes. Même dans l’extrême beauté, ce visage non pas dessiné, mais plutôt sculpté dans le lisse et le friable, c’est-à-dire à la fois parfait et éphémère, rejoint la face farineuse de Charlot, ses yeux de végétal sombre, son visage de totem. »

Le noir et blanc donne rétrospectivement aux visages et aux films une autre dimension du réel, où la brume, la fumée, la vapeur, l’ombre et la lumière, la pluie et le mouvement sont des acteurs à part entière (je pense particulièrement à certaines scènes de Rebecca, d’Alfred Hitchcock.

En couleur, parmi les scènes les plus belles des films comme Chantons sous la pluie ou Autant en emporte le vent, il y a ces scènes de pluie, de hangars de studio aux fumées colorées, pour le premier, et le cauchemar de Scarlett, à la poursuite de Rhett dans le brouillard, pour le second. Je ne me souviens pas du dernier film récent qui aurait pu m’apporter le même genre de sensation. Peut-être les scènes de promenades de Lionel Logue et du futur George VI dans les rues de Londres dans Le Discours d’un roi, mais aussi l’univers de Ridley Scott, dans Gladiator et Kingdom of heaven. Certaines scènes de séries comme Mad men ou Game of thrones sont elles aussi voilées par cette atmosphère étrange et dépaysante.

Après tout, voir les choses sous un autre angle, sans la netteté brutale et laide de l’actualité, ce n’est pas seulement prendre de la distance. C’est aussi fermer les yeux, pour se forger son propre regard. On attend de nous un regard critique, quasi exorbité, sur le réel ; on oublie trop souvent maintenant ce « troisième oeil » du rêve et de l’imaginaire qui nous rendrait ce réel moins aveuglant.

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