Première partie.

Cet hors-série aurait également pu s’appeler : que mettre dans votre liseuse ou votre sac de plage ? Quels romans évoquent le mieux l’univers du cinéma ? Le septième art étant l’un des plus jeunes, les romans – et plus généralement les écrits – qui y font référence ne pourront remonter qu’au début du vingtième siècle. Je n’en ferai pas pour autant une liste chronologique.

Certains évoquent le cinéma en impressionnistes, par légères touches, qui se fondent dans le décor du roman : le septième art n’est qu’un imaginaire collectif, un nouveau divertissement soudain apparu, et qui suscite une nouvelle culture, de nouvelles richesses, de nouvelles habitudes. Les auteurs de ces oeuvres ont assisté, parfois à l’apparition, souvent à la jeunesse de ce divertissement d’abord méprisé avant d’être accepté.

D’autres font du cinéma leur personnage central… ou si ce n’est le cinéma en lui-même, en tout cas est-ce l’une ou l’autre de ses créatures : comédiens, réalisateurs, critiques ou simples spectateurs. Si bien que l’on retrouve dans le texte l’une de ces mises en abyme propres au cinéma : le spectateur n’observe pas le film sur l’écran, il suit au fil de sa lecture le film en train de se faire, étroitement mêlé à l’intrigue du roman.

Voici quelques exemples du cinéma comme décor et comme acteur du roman, sans organisation particulière, si ce n’est une organisation subjective, de mes propres souvenirs de lecture…

Les Mots, Sartre

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Dans ce roman autobiographique où Sartre évoque avec ironie son enfance – fils d’un mort, élevé par un grand-père amoureux des livres, petit génie sans orthographe qui se rêve écrivain – le cinéma apparaît dans sa toute jeunesse, divertissement populaire et spectacle de foire, et comme un plaisir interdit qu’on savoure en cachette :

« Je défie mes contemporains de me citer la date de leur première rencontre avec le cinéma. Nous entrions à l’aveuglette dans un siècle sans traditions qui devait trancher sur les autres par ses mauvaises manières et le nouvel art, l’art roturier, préfigurait notre barbarie. Né dans une caverne de voleurs, rangé par l’administration au nombre des divertissements forains, il avait des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses ; c’était le divertissement des femmes et des enfants ; nous l’adorions ma mère et moi, mais nous n’y pensions guère et nous n’en parlions jamais : parle-t-on du pain s’il ne manque pas ? Quand nous nous avisâmes de son existence, il y avait beau temps qu’il était devenu notre principal besoin. »

Après avoir évoqué ce nouvel art populaire, Sartre évoque ce qu’il représente pour lui, enfant. Et ce sont parmi les plus belles lignes jamais écrites dans un roman sur le cinéma, selon moi. C’est d’ailleurs difficile de ne prendre arbitrairement qu’un extrait dédié au septième art, dans cette oeuvre :

« Moi, je voulais voir le film au plus près. Dans l’inconfort égalitaire des salles de quartier, j’avais appris que ce nouvel art était à moi, comme à tous. Nous étions du même âge mental : j’avais sept ans et je savais lire, il en avait douze et ne savait pas parler. On disait qu’il était à ses début, qu’il avait des progrès à faire ; je pensais que nous grandirions ensemble. (…) Inaccessible au sacré, j’adorais la magie : le cinéma,  c’était une apparence suspecte que j’aimais perversement pour ce qui lui manquait encore. Ce ruissellement, c’était tout, ce n’était rien, c’était tout réduit à rien : j’assistais aux délires d’une muraille (…). Du noir et du blanc, je faisais des couleurs imminentes qui résumaient en elles toutes les autres et ne les révélaient qu’à l’initié ; je m’enchantais de voir l’invisible. »

Sartre est l’un de ceux qui est né « avec le cinéma » et qui a écrit sur lui. Il fait partie de ces écrivains qui traversent un siècle et qui en vivent les moindres évolutions. Dans les oeuvres fictives (Les Mandarins) et autobiographiques de Beauvoir (tout le cycle qui va des Mémoires d’une jeune fille rangée à la Cérémonie des adieux), le cinéma apparaît ponctuellement sous la forme d’une rencontre avec un film, un comédien ou un réalisateur. De divertissement populaire, il devient progressivement art à part entière et référence d’une société dont les écrivains sont le reflet.

À l’américaine : Fitzgerald et Walker Percy

Fitzgerald est à la mode en ce moment, grâce ou à cause (chacun son point de vue) de la dernière adaptation de Gatsby le magnifique, avec Leonardo di Caprio. S’il n’évoque pas le cinéma, Gatsby est certainement l’un des plus beaux romans qui existent. Le cinéma a cependant une place importante dans l’oeuvre et la vie de Fitzgerald. Il a été scénariste à Hollywood et le septième art apparaît dans deux de ses romans : Le Dernier nabab et Tendre est la nuit.

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Dans Tendre est la nuit, la vie d’un couple fascinant, Dick et Nicole Diver, est vue à travers les yeux d’une jeune comédienne, Rosemary. Cette dernière a été révélée dans un film « Daddy’s girl » et elle fait partie de ces stars des années 20-30 qui se doivent de rester fidèles à leur personnage. Daddy’s girl, c’est la « fille à papa »… tout comme Mary Pickford était la « petite fiancée de l’Amérique », Douglas Fairbanks le panache au masculin, et Rudolph Valentino, la séduction. De cet univers de stars, avec ses exigences, ses fantasmes et ses scandales, nous n’avons que de vagues échos :

« si on laissait les choses suivre leur cours normal, aucune puissance au monde ne pourrait empêcher Rosemary d’être éclaboussée par les retombées de l’affaire. Le scandale Arbuckle n’était pas encore oublié. Elle s’était engagée, par contrat, à rester jusqu’au bout une irréprochable Daddy’s girl. »

Tout cela dans une atmosphère où la frivolité n’est que le masque de la mélancolie et du secret…

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Walker Percy, quant à lui, est l’auteur d’un roman étrange, Le Cinéphile, publié en 1962, où le personnage est le spectateur par excellence et où l’action est un perpétuel ralenti. Comme l’indique la quatrième de couverture, Binx Bolling est une sorte d’Etranger à l’américaine, passionné de cinéma :

« Au-dessus de l’entrée de notre cinéma de quartier, on peut lire en permanence : « Ici, le bonheur ne coûte pas cher ». Et il est vrai que je suis heureux au cinéma, même si le film est mauvais. Beaucoup de gens, je l’ai lu quelque part, passent leur vie à chérir les moments inoubliables de leur passé : la découverte du Parthénon à l’aube, la rencontre, une nuit d’été dans Central Park, d’une belle fille solitaire (…). Moi aussi, un soir j’ai rencontré une fille dans Central Park, mais je n’en conserve pas un très grand souvenir. Ce dont je me souviens par contre, c’est du moment où, dans La Chevauchée fantastique, John Wayne tue trois hommes avec sa carabine, tout en se jetant sur le sol dans la rue poussiéreuse, et de celui où, dans Le Troisième Homme, le petit chat découvre Orson Welles dans l’embrasure d’une porte. »

Policiers et films noirs

Le Miroir se brisa, d’Agatha Christie est l’un des romans policiers qui s’intéresse de près à l’univers du cinéma, aux apparences, aux stars et à leurs failles secrètes. Il met en scène Miss Marple aux prises avec le meurtre d’une secrétaire dans l’entourage d’un couple célèbre, le réalisateur Jason Rudd et la comédienne Marina Gregg. Ce n’est cependant pas la seule fois où Agatha Christie fait apparaître des actrices parmi ses personnages, des femmes excentriques et qui ont généralement beaucoup à cacher. Il y a aussi Arlena Marshall, la victime des Vacances d’Hercule Poirot, et la fabuleuse Mrs Hubbard du Crime de l’Orient-Express, ma préférée, même si je ne sais plus si cela est dû au personnage du roman, ou à l’interprétation qu’en donne Lauren Bacall dans le film de Sidney Lumet.

l'homme intérieur jonathan rabb

L’un des meilleurs policiers que j’ai pu lire avec le cinéma en toile de fonds et en personnage, c’est un roman incroyable, L’Homme intérieurde Jonathan Rabb. L’intrigue se passe à la fin des années 20, à Berlin, où le policier Nikolaï Hoffner est chargé d’enquêter sur la mort d’un des cadres de l’UFA, et dont l’un des principaux suspects n’est autre que le réalisateur Fritz Lang ! Vous l’aurez sans doute compris, l’auteur s’amuse à mêler histoire politique, histoire du cinéma et fiction. C’est prodigieux, bien mené et très prenant. L’atmosphère est étouffante, on y côtoie les bas-fonds de Berlin et les personnalités de l’époque, on déambule dans les quartiers berlinois et les studios de Babelsberg, et les allers-retours entre histoire et invention sont permanents, si bien qu’on s’attendrait presque à croiser, en plus de Fritz Lang, et faisant fi de toute chronologie, le Bogart du Grand sommeil ou les fantômes ressuscités de Boulevard du crépuscule.

Mon préféré : Le livre des illusions, Paul Auster

le livre des illusions auster

C’est un roman que je me souviens avoir lu un été, en vacances. J’ai déjà eu l’occasion de le mentionner. Pour supporter le deuil de sa femme et de ses deux enfants morts dans un accident d’avion, David Zimmer, professeur d’université, décide de se consacrer à l’écriture d’un livre dédié à un cinéaste muet qui a mystérieusement disparu, Hector Mann. Cette entreprise va le conduire de découvertes en nouvelles énigmes, et à l’exploration de tout un univers éphémère, brumeux, toujours entre l’éclat de rire et la grimace, celui du cinéma comique muet.

Qu’Hector Mann soit un personnage fictif importe peu. Paul Auster parvient à nous faire croire qu’il a réellement existé, et qu’il a fait partie de ces étoiles à présent disparues. Il lui a fabriqué un costume, une allure, une panoplie de gags qui rappellent le vagabond de Chaplin ou l’éternel rêveur qu’est Buster Keaton, et même une filmographie, dont il détaille chaque plan !

« Avant le corps, il y a le visage, et avant le visage il y a la mince ligne noire entre le nez et la lèvre supérieure. Filament agité de tics angoissés, corde à sauter métaphysique, fil dansant la chaloupée des émotions, la moustache d’Hector est un sismographe de son état profond et elle ne vous fait pas seulement rire, elle vous indique aussi ce qu’Hector pense, elle vous donne accès à la machinerie de ses pensées. (…) Rien de tout cela ne serait possible sans l’intervention de la caméra. L’intimité avec la moustache parlante est une création de l’objectif. À diverses reprises, dans chacun des films d’Hector, l’angle change soudain et un plan général ou moyen est remplacé par un gros plan. Le visage d’Hector remplit l’écran et, toutes références à l’environnement étant éliminées, la moustache devient le centre du monde. »

Si l’on ne lisait pas plus avant, et si l’on décidait brutalement de passer du muet au parlant, on croirait partir à la rencontre de toutes ces stars du muet et du parlant dont on retient l’élément physique : moustache de Charlot, regard de Garbo, cigarette de Bogart…

Ce livre est une incroyable traversée à la poursuite de ce même invisible que recherchait Sartre au début de cet article… la recherche d’un éphémère absolu, d’un univers où se côtoie rêve et réalité : celui du cinéma.

Suite de cet hors-série le mois prochain !