Chose promise, chose due, une nouvelle fois. Voici la deuxième partie de mon sujet sur Chaplin.
Cela fait quelque temps que la manière de présenter cet article me trotte dans la tête. Comme je cherche souvent à m’amuser en travaillant, et à consolider mes passions par des fondations professionnelles, je présente de temps à autre un sujet de doc avec des exemples et des associations d’idées cinématographiques ou littéraires. De la même manière, j’aime traiter un sujet littéraire ou cinéphile en le reliant à des notions info-documentaires.
Le coin du doc
Avant de me lancer dans le cinéphile, je ferai donc un petit rappel doc. En effet, Chaplin, tout comme Truffaut (et j’aurai l’occasion d’y revenir plus en détail), est l’un des cinéastes auquel s’applique le mieux la notion de document, et même, rétrospectivement, d’homme documenté. L’étude de ces deux cinéastes donne la même impression de palimpseste documentaire.
En sciences de l’information et de la documentation, apparaissent les notions de document primaire, document secondaire et document tertiaire :
- le document primaire, c’est le document original, « en lien avec l’idée d’oeuvre originale qui renvoie aux concepts d’auteur, de propriété intellectuelle et, par extension, à celui de référence.» (Savoirs CDI)
- le document secondaire, c’est le traitement documentaire du document primaire, qui permet de le décrire et de le localiser (bibliographies, catalogues, index – j’y ajoute par extension chronologies et filmographies).
- le document tertiaire est le résultat d’un travail poussé portant sur le document primaire :
« Faire la différence entre un document tertiaire et un document primaire permet de saisir l’écart entre l’oeuvre originale (le document primaire), signée par un auteur qui en porte la responsabilité, et une forme réduite, vulgarisée qui tente de rendre compte du contenu informationnel de cette oeuvre. La perception de cet écart, qui «déforme» par l’octroi d’une autre «forme», permet d’appréhender la subjectivité du processus d’information et le décalage qui s’instaure entre l’information produite par l’auteur (ou informeur) et l’information perçue par un récepteur (ou informé).» (Savoirs CDI)
Le document primaire appliqué au cinéma
Durant ma formation, comme j’ai eu l’occasion de le mentionner il y a peu, j’ai produit un mémoire professionnel sur « Le non-film : spécificité documentaire des ressources cinématographiques ».
Lorsque l’on s’intéresse aux ressources sur le cinéma, en effet, on distingue le film, objet premier (le but premier du cinéma) et objet final (résultat porté à l’attention du spectateur), et le non-film, objet dérivé du cinéma, qui prend aussi bien en compte les accessoires, le matériel, les décors, les archives, les monographies et les revues.
Le film est donc la matière première, le document primaire, l’oeuvre originale, et le non-film, plus précisément l’ouvrage sur le cinéma, fait figure de document tertiaire. On y retrouve les ouvrages de référence ou usuels (dictionnaires, encyclopédies, fondamentaux critiques et théoriques), les beaux livres, les monographies, les ouvrages des créateurs sur leurs propres oeuvres, et les ouvrages réflexifs qui relient le cinéma à d’autres champs du savoir.
Et Chaplin, dans tout ça ?
Tout ce que j’ai expliqué précédemment nous permet de considérer que les films de Chaplin constituent les ressources primaires d’une documentation sur ce cinéaste. La documentation primaire sur Chaplin, c’est Le Kid, Les Lumières de la ville, Le Cirque, Les Temps modernes, Le Dictateur… tout le reste appartenant au non-film.
La zone de flou entre primaire et tertiaire – et qui n’est en aucun cas ici le document secondaire – c’est l’autobiographie. Je ne vais pas faire un cours de littérature : je considère l’autobiographie d’un point de vue strictement documentaire.
Elle est document primaire, puisqu’elle est l’oeuvre originale qui se penche sur ce qu’il y a d’encore plus premier avant le film, l’homme et sa vie. C’est elle qui lui permet le contrôle de ce qui va être dit, publié, étudié sur lui : c’est le premier pas hors ligne vers l’homme documenté. L’autobiographie permet d’être le premier à parler de soi, avec le choix des armes.
Elle est aussi document tertiaire puisqu’elle ne vit pas, elle revit. Elle ne crée pas, elle raconte, restitue, réfléchit. Face à la vie et aux films qui sont dans l’action, dans le mouvement, dans l’empirique, elle n’est qu’une reconstitution.
Histoire de ma vie, Charlie Chaplin : document primordial.
Mais dans le cas de Chaplin, quelle reconstitution ! S’il y a bel et bien une autobiographie de cinéaste à lire, c’est celle-ci.
Publiée pour la première fois en 1964, Histoire de ma vie (My autobiography) n’est justement pas seulement l’histoire d’une vie, depuis l’enfance anglaise entre misère et vie de saltimbanque, c’est aussi l’évocation d’un monde disparu, avec son atmosphère, qui évolue du muet au parlant et d’une guerre à l’autre. C’est une galerie de portraits magnifique : on y croise aussi bien les stars de Hollywood, les présidents américains successifs, que Cocteau, Einstein ou encore Gandhi. On y découvre un Chaplin artiste, philosophe, humaniste (mais non politique ou en tout cas, non politisé) et écrivain, et un Chaplin intime auprès de sa famille.
J’ai longtemps parcouru le livre en français, une ancienne édition que j’avais couvert lorsque j’étais ado, et qui tombe tout de même en miettes. Je l’ai aussi en anglais (la seule version que j’ai actuellement sur moi), et je ne citerai que ce très connu portrait d’Hitler, esquissé par Chaplin :
« The face was obscenely comic – a bad imitation of me, with its absurd moustache, unruly, stringy hair and disgusting, thin, little mouth. I could not take Hitler seriously. (…) The salute with the hand thrown back over the shoulder, the palm upwards, made me want to put a tray of dirty dishes on it. ‘This is a nut !’ I thought. But when Einstein and Thomas Mann were forced to leave Germany, this face of Hitler was no longer comic but sinister.»
Rapidement, document secondaire.
Dans ce domaine-là, il s’agit exclusivement, comme je l’ai dit en préambule, des bibliographies, bases de données et index, auxquels on peut ajouter chronologies et filmographies.
Je n’ai pas de références papier précises, je me contenterai de renvoyer au site officiel consacré à Charlie Chaplin.
Diversité de la documentation tertiaire : quelques beaux exemples…
Enfin, pour clore ce long sujet, passons à la documentation tertiaire. Plus haut j’ai indiqué que pour le cinéma, il s’agissait en général du non-film, et en particulier des usuels, des beaux livres et albums, des monographies, et des réflexions que suscite l’étude de l’oeuvre d’un cinéaste ou d’un aspect du cinéma.
Ces réflexions peuvent être aussi bien historiques, esthétiques, littéraires, sociologiques, psychologiques, économiques, techniques, biographiques ET autobiographiques, métatextuelles (les écrits des professionnels, leurs réflexions sur leur art), philosophiques, voire même culinaires. Tous les domaines peuvent s’approprier cet univers qu’est le cinéma – et celui de Chaplin ne fait pas exception.
- La référence : il s’agit du recueil de textes d’André Bazin consacrés à Charlie Chaplin, paru en mars 2000 aux éditions des Cahiers du cinéma (collection Petite bibliothèque). Je recommande particulièrement son « Introduction à une symbolique de Charlot » et son « Pastiche et postiche ou le néant pour une moustache », qui fait écho à l’extrait de l’autobiographie que j’ai cité plus haut.
- Le beau livre. L’ouvrage que j’ai dans ma bibliothèque est Chaplin, une vie en images, de Jeffrey Vance, publié en 2004 aux éditions de La Martinière et malheureusement indisponible actuellement, sauf auprès de quelques revendeurs… C’est fort dommage, car c’est réellement un très beau livre, avec une iconographie très soignée.
- L’étude… culinaire. Un ouvrage récent, cette fois-ci. A table avec Chaplin : 60 recettes vagabondes, de Claire Dixsaut est paru en septembre 2012 aux éditions Agnès Vienot. Lui aussi est très bien illustré, et ludique. On y retrouve la recette des petits pains (La Ruée vers l’or) et les fraises à la crème du Dictateur. À déguster sans modération !
Post-scriptum :
Pour ceux qui auraient trouvé cet article fastidieux, et qui seraient tout de même arrivés jusque-là, malgré les embûches du jargon documentaire, Cinephiledoc reviendra très vite avec des sujets un peu moins sérieux !
ermontrude
J’aime beaucoup la façon dont tu mets en lien les films autobiographiques de Chaplin et la notion de document primaire…un peu comme s’il documentait lui-même les futurs textes interprétatifs qu’on allait écrire pour commenter ses films… La documentation au final, n’est-ce pas parfois gloser longtemps et de plusieurs façons différentes sur un énoncé fascinant ?
juliettefiliol
Les films ne sont pas tant autobiographiques, ils font partie de la vie, puisque au moment où ils sont créés, ils sont dans l’action… ils sont un élément de la vie. La question se poserait davantage, et serait encore plus passionnante avec Truffaut, et j’y consacrerai certainement un cycle d’articles à un moment.
Mais oui, le document primaire – la vie et l’oeuvre – c’est vraiment pour moi l’autodocumentation de soi. Sur l’énoncé fascinant de la vie et de l’oeuvre qui s’entremêlent, on autodocumente, on documente, et on redocumente.
CineMiam
Merci beaucoup d’avoir repéré, et apprécié, mon livre « À table avec Charlie Chaplin ». Bon appétit !
juliettefiliol
Merci à vous pour ce très beau livre, qui m’a aussi donné envie de lire les autres (James Bond, la mafia, les Tontons…), et pour votre blog, que j’ai eu l’occasion de découvrir avec mon article !