Cet article sera en deux parties, comme ceux publiés précédemment sur Hitchcock.

La rencontre artistique

La rencontre entre deux univers artistiques est toujours intéressante : que pensent deux artistes sur leurs manières réciproques de voir les choses, de travailler ? En quoi leur sensibilité les rapprochent – ou les éloignent ?

Cette rencontre peut se faire sous forme d’entretiens – les entretiens Hitchcock / Truffaut sont les plus célèbres, en tout cas pour le septième art – sous forme de correspondances, d’articles, d’essais ou de discours.

Tantôt, la confrontation tourne à l’affrontement, entre anciens et modernes, entre une vision et une autre. Tantôt, il s’agit de rendre hommage, d’analyser, de se considérer comme un disciple, un continuateur, ou de rapprocher deux œuvres et de voir entre elle une sorte de communion spirituelle et esthétique.

Cette rencontre peut même ne jamais avoir lieu. Elle est rêvée, fantasmée, entre l’artiste et celui qu’il admire. Elle est implicite, se manifeste dans l’œuvre et il faut savoir la déchiffrer, saisir l’influence d’autrui dans l’expression personnelle du film, ou de toute autre forme artistique.

Deux univers, deux langages

C’est pour cette raison que j’ai choisi un ouvrage très court, en format poche, paru en février 2013, et sur la première de couverture duquel on pouvait lire : Serguei Eisenstein – à la ligne – Charlie Chaplin. En dessous, une photo de Charlot, et en dessous de la photo, entre crochets : Circé / Poche.

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Deux noms l’un en dessous de l’autre. En quatrième de couverture, juste une citation. Pas de résumé. Est-ce une correspondance ? Une analyse ? Des articles croisés ? Le récit d’une rencontre ? Aucune précision. Voyons toujours…

Après tout, mettre presque côte à côte Les Temps modernes et Le Cuirassé Potemkine, voilà une perspective intéressante !

On ouvre le livre. Ce que l’on découvre, ce sont quatre petits textes d’Eisenstein, dont trois seulement sont consacrés à Chaplin : « Hello Charlie ! », « Charlie the Kid », « Le Dictateur ». Le quatrième texte est une réflexion plus personnelle sur la venue d’Eisenstein au cinéma, entremêlée de références à la littérature et à la peinture, « Histoire d’un gros plan ». Le tout est finalement assez déconcertant.

Une critique douce amère

Ce qui m’a surtout frappée, à la lecture de ces textes, c’est le regard idéologique, et qu’il faut forcément recontextualiser, d’Eisenstein. C’est un cinéaste soviétique, qui invite celui qu’il considère comme un enfant en révolte contre le capitalisme et l’utilitarisme de la société américaine, à rejoindre le rang des compagnons de route du communisme.

Pour témoins, ces quelques lignes extraites du premier texte, « Hello Charlie ! », qui s’adresse directement à Chaplin :

« Le déchainement des agressions fascistes, l’inhumanité du fascisme et sa façon de fouler aux pieds tous les idéaux humains ne pouvaient pas ne pas interpeller et indigner un artiste humaniste de Votre envergure. À en juger par ce que, de loin, nous percevons de Vous, Vous seriez en train de Vous approcher à grands pas de ce qui constitue, pour nous, artistes soviétiques, le but essentiel de notre vie même : le combat acharné pour les idées de justice, d’humanité et de fraternité.

Aucun honnête homme, et a fortiori aucun artiste, surtout de Votre stature, ne saurait, en ces années d’obscurantisme fasciste, se détourner du pur idéal humanitaire qui s’incarne actuellement dans une partie du monde représentant un sixième des terres du globe. »

Le premier texte est directement un appel à la sensibilité sociale de Chaplin, sensibilité envers les travailleurs, mais aussi envers l’humanité, face au conflit mondial qui s’annonce.

Le deuxième texte, « Charlie The Kid », étudie la vision esthétique mise en œuvre par Chaplin dans ses films : selon Eisenstein, il s’agit de la vision d’un enfant, toute à la révolte et à la cruauté, face à un monde adulte consumériste et matérialiste. Là encore, la représentation de la société américaine est esquissée à gros traits. Si le regard de Chaplin s’affirme, c’est bel et bien parce qu’il est mis – ou se met lui même – à l’écart de cette société, comme vagabond, ou comme critique.

Le troisième texte est simplement une étude quasi linéaire du Dictateur.

Rencontre d’un regard

Enfin, dans le dernier texte, Eisenstein évoque sa venue au cinéma. Il l’explique par la capacité à avoir un œil « cinématographique », qui distingue le gros plan – c’est le titre de l’article, « Histoire d’un gros plan » – de son arrière-plan. Selon lui, ce qui fait l’œil cinématographique, c’est cette faculté de savoir saisir dans l’ensemble d’une scène (la chambre d’un enfant) le détail à retenir (une branche de lilas sur un paravent).

Qu’il donne des exemples picturaux – Degas – ou littéraires – Poe, Pouchkine, Dostoïevski – importe peu finalement. Ce qui importe, c’est que cet article est complètement affranchi de toute influence idéologique et traduit le sentiment personnel de l’individu sur sa propre création.

En tout cas, de cette rencontre avec Eisenstein, qu’il parle de Chaplin ou d’autre chose, je suis restée quelque peu troublée : je n’avais pas encore lu sur le cinéma quelque chose à la fois d’aussi impersonnel (les trois premiers textes) et d’aussi entier sur le plan esthétique (quatrième texte), d’aussi élogieux envers Chaplin et d’aussi ancré dans un système de pensée.

C’est certainement la raison qui me pousserait à lire les textes d’Eisenstein sur Walt Disney, publié chez le même éditeur en février 2013, parce que je suis convaincue d’y trouver la même confrontation de deux univers artistiques, sous forme cette fois-ci non d’hommage, mais d’affrontement.