Splendeur et décadence du cinéma muet
« Les comiques étaient censément petits, difformes ou gros. C’étaient des lutins et des bouffons, des cancres et des parias, des enfants se faisant passer pour des adultes ou des adultes à la mentalité d’enfants. Pensez aux rondeurs juvéniles d’Arbuckle, à sa timidité pleine d’affectation et à ses lèvres peintes, féminines. (…) Et puis parcourez la liste des accessoires et accoutrements qui ont façonné les carrières des maîtres incontestés : les chaussures avachies et les vêtements dépenaillés du vagabond de Chaplin, le vaillant Milquetoast de Llyod, aux lunettes cerclées d’écailles ; l’ahuri de Keaton, avec son chapeau plat et son visage figé ; le naïf à la peau blafarde de Langdon. »
Ceci est un extrait du roman de Paul Auster, Le Livre des illusions, roman que j’ai sans cesse eu à l’esprit durant ma dernière lecture, consacrée au cinéma comique américain. Le Livre des illusions est paru en 2004. Il raconte comment, à la mort de sa femme et de ses enfants dans un accident d’avion, un professeur d’université, David Zimmer, trouve refuge dans l’écriture d’un livre consacré à un cinéaste disparu, Hector Mann.
Paul Auster nous plonge dans l’univers mélancolique et mystérieux du cinéma muet et de ses artistes torturés et éphémères, condamnés à faire rire et à s’adapter au parlant, ou à disparaître. C’est une histoire plus belle et plus vraie que nature, qui rappelle aussi bien Sunset Boulevard (Boulevard du crépuscule) que Singin’ in the rain (Chantons sous la pluie) ou plus récemment, The Artist.
Le titre qui zoome ! Donnez-moi le menu…
À ces hommages fictifs au passé du cinéma, fait écho un ouvrage bien réel. Il s’agit presque d’un fascicule, d’un peu plus d’une centaine de pages, et au titre à rallonge : Tartes à la crème et coups de pied au fesses : Le Cinéma comique américain. Vol. 1 : Les années flamboyantes du court-métrage. Ouf ! Paru en novembre 2012 aux éditions Gremese, c’est l’œuvre de Enrico Giacovelli.
Le but de l’ouvrage : nous offrir un panorama de cent ans de cinéma comique américain, depuis les premiers films Edison jusqu’à Woody Allen. Nous n’avons pour l’instant que le premier volume, mais à la fin, l’auteur nous annonce gracieusement les épisodes qui suivront.
Dans ce premier épisode, la période étudiée est celle qui du court-métrage muet, celle que l’auteur délimite entre la naissance du cinéma et 1920. Après une brève – et très belle – introduction qui consacre la supériorité du rire sur le sérieux et le tragique, il part à la recherche de la première comédie, au cœur des studios Edison. Puis nous découvrons les grandes figures du muet à leurs débuts, éternelles ou oubliées : Mack Sennett, Mabel Normand, Roscoe « Fatty » Arbuckle, Charlie Chaplin, Buster Keaton, Harold Llyod, Larry Semon, Charley Chase.
J’ai vu beaucoup de Chaplin, mais surtout les longs-métrages. Je connais un tout petit peu Buster Keaton. J’ai entendu parler de Mack Sennett et de Harold Llyod. Par contre, les autres noms mentionnés m’étaient totalement inconnus. Et pourtant, ce petit ouvrage est construit comme un voyage, bien illustré et parfois si agréablement raconté qu’on a presque l’impression de voir ces films que l’on n’a jamais vus.
On apprend à connaître ces personnages et la construction de leur univers particulier, avec leurs accessoires, leurs tics, leurs grimaces, leurs défauts, leurs vies et leurs films à toute allure et cette condamnation inévitable au silence et à l’oubli – sauf pour les plus célèbres d’entre eux. On découvre, on sourit, on est ému…
… Laissez-moi sur ma faim !
… Et bien souvent, on reste sur sa faim, parce que l’on voudrait savoir la suite. Pas seulement à la fin du volume, mais parce que, maladroitement, l’auteur veut en garder pour plus tard. Un exemple :
Dans le quatrième chapitre, Giacovelli nous présente Roscoe « Fatty » Arbuckle, un comique américain qui, avec son visage de poupon et ses allures de bonhomme Michelin, a incarné le « gros lard » (je cite) du cinéma muet. Il évoque son absence relative de subtilité, ses tentatives pour émouvoir, puis son déclin :
« Les films sont achevés, difficilement, mais leur destin est à jamais lié au scandale personnel qui heurte l’acteur comique de plein fouet, un certain 11 septembre amer et obscur, comme il y en a eu d’autres au cours de l’histoire américaine. »
On passe sur la référence inutile aux attentats du World Trade Center, qui n’ont aucun rapport choucroutal avec le reste, et consciencieusement, on saute à la note de bas de page, qui nous informe sèchement : « Nous en reparlerons plus en détails dans le deuxième volume. »
La suite du texte fait plusieurs mentions mystérieuses au fameux scandale, poursuit tout de même en évoquant les derniers films, puis la mort du comique et sa postérité… et tant pis pour les lecteurs alléchés par le dit scandale : vous n’en saurez pas plus avant le 2e volume !
Pourtant, l’auteur avait bien réussi à intéresser, voire à passionner, avec ses anecdotes et cette rétrospective de l’âge d’or du muet : pourquoi donc s’embarrasser de ces petites manœuvres destinées à hypnotiser le lecteur « Venez, venez acheter mon 2e volume quand il sortira ! » ? Pourquoi, alors que nous avons le détail alléchant des prochains épisodes à la toute fin, s’encombrer en plus d’un encadré tape-à-l’œil « Coming soon » ?
Cependant, ce petit fascicule se lit bien, et même parfois captive. Vous vous intéressez aux mondes disparus, vous avez une vocation contrariée d’archéologue, ou tout simplement l’univers du muet, et ses films avec, comme le Kid de Chaplin, « Un éclat de rire, et peut-être une larme » vous fascine ? Faites plaisir à l’auteur, ouvrez-le !
Il en faut bien un : le petit détail comique !
Est-ce une erreur de traduction, de l’américain à l’italien, puis de l’italien au français ? Page 27, reproduction d’une affiche de Nickelodeon, un film de Peter Bogdanovich dédié aux débuts du cinéma comique. L’affiche annonce :
Before Rhett kissed Scarlett. Before Laurel met Hardy… etc.
La légende de l’affiche traduit : « Avant que Rhett ait embrassé Rossella, avant que Laurel ait rencontré Hardy… »
Soit le personnage d’Autant en emporte le vent se prénomme Rossella en italien, et nous sommes forcés de compatir à sa douleur, soit la traductrice française n’a JAMAIS vu Autant en emporte le vent. Qui se cotise pour lui offrir le DVD ?
Eva
J’aime beaucoup l’expression « aucun rapport choucroutal » ! 🙂
Camilleuh
Merde Eva, tu m’as volé ma réplique ^^ En tout cas, tu as raison sur la relative bêtise de faire ce genre d’effet d’annonce, ça donne juste envie d’aller voir wikipédia. Mais en tout cas je suis impressionné par le nombre de livre sur le cinéma que tu lis!
juliettefiliol
Ne vous battez pas les filles !
Concernant la relative bêtise, effectivement, c’est ce que j’ai fait !
Et pour les livres sur le cinéma, comme c’est devenu le petit « plus » du blog, il faut bien que j’en lise… mais je varie suffisamment les sujets pour ne jamais m’ennuyer dans un genre de cinéma ou un autre ! D’ailleurs il faut que j’aille demain me réapprovisionner en nouveautés !