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Mois : avril 2013 (Page 3 sur 3)

Le bruit et le silence : Greta Garbo

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Bruit et silence

Aucune comédienne de cinéma n’incarne mieux le bruit et le silence (documentaires) que Greta Garbo. Comme toute personnalité, et comme tout être humain, Greta Garbo est un document : l’être est la feuille vierge sur laquelle la vie et l’oeuvre, parfois se confondant, parfois se séparant, écrivent. L’être choisit la façon de s’auto-documenter et de documenter les autres sur lui-même.

Or, Greta Garbo est l’exemple parfait – et que pourrait choisir à l’exclusion de tout autre, le documentaliste cinéphile – du bruit et du silence documentaires. Silence, parce qu’elle a choisi justement de ne rien dévoiler d’elle-même en dehors du cercle restreint et hermétiquement clos de la vie privée. Si elle a participé, de sa propre personne, à la construction de son « mythe » hollywoodien et cinématographique, elle l’a peut-être renié par la suite, en tout cas elle a cessé de le faire apparaître ou de l’évoquer. Elle a juste fait en sorte, bon gré mal gré, qu’il lui survive.

Bruit documentaire, parce que ce qu’elle n’a pas dit elle-même, ce qu’elle a tu, caché ou renié, d’autres se sont chargés de l’écrire à sa place. Elle ne s’est pas auto-documentée, si ce n’est en ressassant le passé et en devenant malgré elle l’objet d’un fétichisme pré et post-mortem. Et tout a été dit, suggéré, inventé, exagéré. On lui a prêté des vies, des pensées, des liaisons, des intentions que, si elle les a eues, elle n’a jamais confirmées ni infirmées. Passive, indifférente, méprisante ou écoeurée, elle a laissé les journaux, les mémoires, les autobiographies, les biographies, les articles, la publicité : bref, le mensonge et l’exagération, lui glisser dessus comme l’eau sur les écailles d’un beau poisson. Ce n’est plus un bruit, c’est un vacarme assourdissant.

L’ébauche du mystère

Qu’elle qu’elle ait pu être, elle s’est échappé à elle-même et elle nous échappe. Elle est un mythe et un mystère, mais ni elle-même, ni ses films, et encore moins ceux qui la mentionnent, s’en souviennent, ses biographes, tous ceux qui ont approché de près ou de loin sa vie ou son oeuvre, aucun d’entre eux n’a pu le comprendre. L’ébaucher, peut-être ; le comprendre jamais.

barthes

Dans ses Mythologies, en 1957, soit plus de dix ans après le dernier film de Garbo et plus de trente ans avant sa mort, Roland Barthes consacre un article au « Visage de Garbo » et effleure le mythe :

« Son surnom de Divine visait moins sans doute à rendre un état superlatif de la beauté, que l’essence de sa personne corporelle, descendue d’un ciel où les choses sont formées et finies dans la plus grande clarté. Elle-même le savait : combien d’actrices ont consenti à laisser voir à la foule la maturation inquiétante de leur beauté. Elle, non : il ne fallait pas que l’essence se dégradât, il fallait que son visage n’eût jamais d’autre réalité que celle de sa perfection intellectuelle, plus encore que plastique. L’Essence s’est peu à peu obscurcie, voilée progressivement de lunettes, de capelines et d’exils ; mais elle ne s’est jamais altérée. »

Barthes effleure le mythe ; René de Ceccatty le dissèque. Dans son récit biographique Un renoncement, paru en mars 2013 aux éditions Flammarion, il n’en finit pas de chercher Garbo, un peu à la manière dont Visconti disait chercher la Callas : « Je voudrais te découper en morceaux pour essayer de voir, de comprendre ce qu’il y a dans ta voix ». Extrême, mais réel.

Renoncement et ressassement : le mythe passé au crible.

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L’auteur raconte Garbo, à travers un seul projet avorté : après un triomphe muet, puis parlant, après une filmographie qui ne s’est finalement étalée que des années 20 aux années 40, et qui a compté des merveilles telles que La Reine Christine ou Grand Hôtel, l’adaptation de La Duchesse de Langeais, le roman de Balzac, devait marquer le retour de Garbo au cinéma en 1949.

Ce retour n’a jamais eu lieu. Après 1949, c’est quarante ans de silence, de deuil – au sens de Freud dans Deuil et mélancolie « le passé qui ne passe pas » – qui vont occuper le vide cinématographique et le manque ressenti par les cinéphiles et les fétichistes. Et ce sont ce silence, ce deuil, ce vide et ce manque qui occupent l’espace du livre, qui l’écrasent.

Un renoncement ne suit aucune trame chronologique. C’est un portrait par touches et en continuels allers-retours. C’est une succession d’évocations, parfois confinant au vertige, et qui n’est expliqué par l’auteur qu’à la toute fin :

« J’ai opéré de façon cyclique, usant d’échos et de réminiscences ; et voulu, en partant de cet épisode crucial de sa vie qui est comme une rencontre avec ses propres limites, comprendre le processus même de la disparition de cette comédienne »

Les images se succèdent donc en désordre, un mille-feuilles d’impressions et d’instantanés, si bien que le lecteur s’y perd : qu’a-t-on déjà lu ? Que va-t-on lire ou relire ? Que découvre-t-on ? Le livre est exactement comme un film dont on ne verrait que les rushes, les scènes non conservées se superposant au résultat final et le saturant de leurs obsessionnelles présences.

Pour cette raison, le livre décourage. Parfois il nous tombe des mains. Pour les mêmes raisons, cependant, il fascine : c’est un magnifique portrait de Garbo en ombres chinoises, et cependant sans complaisance, voire même cruel à certains endroits.

« L’opalescence du teint qui captait chaque rayon et le réfractait et la richesse de la palette d’expressions rendaient passionnant et d’une sensualité embarrassante chaque gros plan. Garbo avait un réseau musculaire sous la peau de son visage qui lui permettait, avec une stupéfiante vivacité, de changer d’humeur visible, angoisse, étonnement, ironie, douleur, joie, sympathie, épouvante, en quelques fractions de seconde. »

Un portrait proustien de fuites, de facettes et de références.

Garbo, son univers et son époque, ainsi que La Duchesse de Langeais (dernier projet avorté) sont les clefs du livre de René de Ceccatty. Le livre n’est pas accessible à ceux qui n’ont pas une vague idée de tout cela et qui ignorent Garbo, créature moitié réelle (et encore), moitié mythique :

« Elle est le cinéma, c’est-à-dire l’image et le mouvement, le temps, passager et éternel, mémorieux et oublieux, oublié et inoubliable, une histoire sans fin. »

Le mythe fascine, la femme qu’on aperçoit dérange, entre fuite et confusion avec les personnages qu’elle a incarnés, entre recherche d’autrui et agoraphobie, entre refoulement et spontanéité, entre asexualité et hyper-sensualité, entre dépression et narcissisme. Les quatre cents pages qui rythment cette fréquentation épuisent et ressemblent à un cambriolage.

A l’issue de ce livre un et multiple, il ne nous reste qu’un vertige, une sensation étrange faite d’admiration, de compassion, de nostalgie et d’effroi, qui donne envie de se replonger dans cette Duchesse de Langeais qui a manqué à Garbo ou que Garbo a manqué, et qui donne envie de tout voir ou revoir, en particulier :

  1. Ninotchka (1939) de Ernst Lubitsch. Quoi qu’en puisse dire René de Ceccatty, qui visiblement ne porte pas le film dans son coeur, elle y est merveilleuse dans cette comédie d’espionnage qui critique le système soviétique.
  2. Marie Walewska (1937) de Clarence Brown. Le film raconte la rencontre de Napoléon (Charles Boyer) et de son amante polonaise. La seule scène de l’apparition de Garbo est inoubliable.
  3. La Reine Christine (1933). Le seul, l’unique, s’il n’en reste qu’un. Elle y incarne une Christine de Suède envoûtante même si très éloignée de la réalité historique.

À quoi rêvent les écrivains ?

Parce que le dernier article de Eva la thésarde sur les titres de romans m’a bien fait rêver et m’a inspirée, parce que c’est férié et qu’à défaut d’un vrai printemps, on peut l’imaginer, parce que j’ai passé le week-end au festival «Trolls et légendes» de Mons, et parce qu’une petite conversation anodine peut donner une bonne idée d’article…. parce que, parce que, parce que… bref : petit interlude littéraire.

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Situation

Figurez-vous un repas dans un restaurant… pas le restaurant classe, pas le petit bistrot, ni le kebab, mais le restaurant de chaîne, sans citer de marque. Au détour de la conversation, sans crier gare, arrive le sujet littéraire : l’univers des écrivains, terme souvent étudié et qui recouvre tout un tas de thèmes éclectiques – contexte, environnement social, familial et culturel, personnages et sujets de prédilection, vision du monde.

Non, pour une fois, mon titre pose exactement la question qui m’intéresse : à quoi rêvent les écrivains ? Ni le rêve façon Martin Luther King, ni le rêve éveillé de l’imagination ou de l’inspiration qui parfois se personnifie dans un être plus ou moins réel ou fictif (Cassandre, Elsa et autres muses), ni l’hallucination due à des substances plus ou moins licites – opium des uns, absinthe ou mescaline des autres…

Parfois, il arrive, lorsqu’on lit certains écrivains, qu’au-delà de la question admirative à la limite de la jalousie «Comment fait-il pour écrire comme ça ?», on parvienne à la question suivante : «De quoi a-t-il rêvé la nuit pour écrire ça ?»

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de l’interrogation méprisante et plus gentiment tournée «Bon sang, mais le gus, il s’est shooté à quoi ?» Le monde imaginé nous paraît tellement riche, tellement démesuré, kaléidoscopique, que l’on se demande bien à quoi ressemble le sommeil de l’auteur : est-ce un insomniaque, un animal nocturne, combien d’heures dort-il par nuit ? compte-t-il les moutons ? à quoi ressemble sa parure de lit ? a-t-il une tendance aux rêves ou aux cauchemars ? Et évidemment, ces questions plus ou moins loufoques ne s’attendent à aucune réponse scientifique, psychologique ou neurologique.

Bien entendu, la question pourrait être élargie à d’autres univers artistiques, peinture, musique, cinéma

Comme ce billet est un petit «Hors-série», que c’est férié, et que je suis flemmarde aujourd’hui, je ne donnerai que les quelques exemples des écrivains qui m’ont le plus intriguée.

Quels rêveurs pour quelles oeuvres ?

Peut-on classer les rêves des écrivains ou les possibilités de rêves, à partir de l’oeuvre qu’ils ont suscitée ? Bien-sûr, on pourrait trouver des rêveurs urbains, des rêveurs hallucinés, des rêveurs linguistiques, des rêveurs paysagers.

Pourquoi ai-je l’impression que Proust devait rêver de choses immenses dont il était cependant capable de voir le moindre détail ? Un rêveur de la cathédrale et du vitrail ? Sans doute parce qu’il a écrit ces lignes :

Ma gondole suivait les petits canaux ; comme la main mystérieuse d’un génie qui m’aurait conduit dans les détours de cette ville d’Orient, ils semblaient, au fur et à mesure que j’avançais, me pratiquer un chemin, creusé en plein coeur d’un quartier, qu’ils divisaient en écartant à peine, d’un mince sillon arbitrairement tracé, les hautes maisons aux petites fenêtres mauresques ; et comme si le guide magique eût tenu une bougie entre ses doigts et m’eût éclairé au passage, ils faisaient briller devant eux un rayon de soleil à qui ils frayaient sa route. (Albertine disparue)

Pourquoi suis-je tentée de penser que Lewis Carroll ou Carlos Ruiz Zafon sont davantage des rêveurs labyrinthiques, qui rêvent leurs univers comme des constructions absurdes (elles me rappellent les illusions d’Escher) et vertigineuses, vertigineuses au niveau du sens pour Lewis Carroll, vertigineuses au niveau de l’espace pour Zafon ?

Dans l’univers de ce dernier, la ville est omniprésente, non comme décor, mais comme créature presque vivante. Tout prend vie chez Zafon, encore plus que les êtres humains. Les objets s’animent, les jouets mécaniques se révoltent. C’est le règne des ruelles obscures, des automates et de l’ombre, un univers à mi-chemin entre Faust et les contes d’Hoffmann.

Le plus souvent Zafon pourrait être considéré comme un rêveur urbain. Barcelone est sa ville natale, il en rêve chaque recoin, la reconstitue avec une minutie impressionnante, la transpose dans chaque ville que ses personnage vont côtoyer et dans laquelle ils vont se perdre, corps et âme.

Mais c’est surtout un rêveur de l’inquiétante étrangeté. Ce sont ses livres qui se rapprochent le plus de ce qu’est véritablement le rêve pour l’être humain : le souvenir d’un univers familier mis en désordre. La confusion des lignes entre le quotidien et l’absurde. Le mécanisme bien établi de la logique et de la tranquillité qui se détraque dans les remous du cauchemar.

Rêveurs d’univers

Certains rêveurs et certains écrivains ne font que rêver le monde, un monde à leurs propres dimensions mais qui restent commun – du moins à ses fondations – au monde des autres hommes. D’autres vont l’inventer.

À l’image d’Inception, ces rêveurs sont des architectes : ils construisent, façonnent un autre monde, dans lequel ils plongent le lecteur. Ils bâtissent des villes, écrivent une histoire, inventent même une langue, s’interrogent sur la géographie et la sociologie de leur monde. Les deux exemples qui me parlent le plus, comme rêveurs architectes, sont J.R.R. Tolkien et George R.R. Martin, le plus abouti étant Tolkien, qui a créé plusieurs langues et qui a raconté la cosmogonie (création) de son monde.

Rêveur total. Rêveur aussi bien des villes que des campagnes, des climats et des reliefs, de la faune et de la flore, des hommes et des créatures, de l’histoire et des gouvernements, des religions et des langues. C’est ce qu’est Tolkien. C’est ce qu’est Martin. Deux rêveurs absolus qui n’en finissent pas de travailler, comme un joailler fabrique un bijou, le monde qu’ils nous offrent.

Tout ça pour dire qu’on se demande bien à quoi pouvait rêver la nuit le créateur des hobbits, des elfes et de Sauron, du Gondor et du Mordor, de la Lothlorien et de Galadriel ?

À quoi peut bien rêver l’explorateur de Westeros et de Essos, du Mur et de ce qui est au-delà, des Sept couronnes, des Dothrakis, de Qarth et de Braavos ?

Quitte à ne pas pouvoir répondre à la question, on peut toujours se consoler en lisant le très beau livre de Edouard Kloczko sur l’univers elfique de Tolkien, La grande encyclopédie des elfes, et se plonger dans la saison 3 de Game of thrones !

Post-scriptum

Quant au prochain article, il montrera à quel point un univers d’auteur peut sembler vertigineux et erratique lorsqu’il s’intéresse à des êtres mythiques du cinéma… et sur ces paroles pleines de clarté, je vous laisse, j’ai des chocolats à finir !

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