La prédilection de certains documentalistes – je figure dans le lot – pour le classement pourrait s’expliquer par deux formes d’angoisse existentielle : un besoin absolu de maîtrise et un délire maniaque de rangement. Dans Penser / Classer, Georges Perec leur donne un aspect qui semble – semble seulement – plus apaisé :

« Toute bibliothèque répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières. »

Il ajoute qu’il existe différentes façons de classer les livres : par auteurs, par thèmes, par couleurs, par tailles, par langues, mais que chacune de ces méthodes ne peut se suffire à elle-même. Le propriétaire d’une bibliothèque se voit contraint de combiner plusieurs systèmes de rangement.

Lorsque j’observe mes bibliothèques, je constate que je cumule des systèmes qui se développent au gré de mes caprices et qui sont soumis à la taille, hélas non extensible, de mes rayonnages et des bibliothèques :

  • les auteurs préférés ;
  • les livres sur la littérature ;
  • les livres en langue étrangère ;
  • une bibliothèque entière d’ouvrages sur le cinéma ;
  • une étagère d’histoire ;
  • les biographies de musiciens (avec les CD de musique classique) ;
  • les bandes dessinées ;
  • mélangés aux livres, les DVD, qui ont eux aussi leur classement propre : cinéma muet, Nouvelle vague, acteurs préférés, films historiques, films sur des écrivains réels ou fictifs, films adaptés de romans, cinéma américain, séries télévisées, et autres que je ne parviens pas à classer… J’avais même songé à un moment de grande fatigue, et sans doute par déformation professionnelle, à leur attribuer des gommettes de couleur !
  • un classement alphabétique pour des livres au format poche ;
  • les livres de cuisine dans la cuisine ;
  • les livres de « travail » (soulignés, surlignés, post-ités…) dans le bureau…

J’en oublie certainement, et cet édifice instable et capricieux est encore fragilisé par une autre angoisse : que faire quand il n’y a plus de place ? Je déplace, je camoufle, je superpose (à l’horizontal sur la verticale), plus rarement j’ajoute une rangée devant une autre…

Dans le cadre du CDI, la même problématique apparaît. Le besoin de maîtrise et le délire de rangement posent deux questions : comment organiser le monde, réduit aux quatre murs du CDI, et comment ajouter une pièce à un puzzle ? Il suffit d’avoir un esprit joueur, et quelque peu tordu, pour tenter d’y répondre :

  • L’organisation du monde, et dans une seconde mesure, des connaissances humaines, est le défi que se sont lancés les philosophes (depuis Aristote jusqu’à Diderot) et les écrivains (classement labyrinthique de la bibliothèque du Nom de la rose, ou absence totale de classement pour le cimetière des livres oubliés de L’ombre du vent), relayés par les chercheurs de bibliothéconomie et de sciences de l’information (Dewey, Otlet et Lafontaine, Ranganathan). Ce défi va jusqu’à envahir l’univers de Doctor Who (épisodes de « La fille du docteur » et de la « Bibliothèque des ombres », saison 4).

Dans les bibliothèques spécialisées sur le cinéma, que sont la Bibliothèque du Film et la Bibliothèque François Truffaut, les documentalistes créent un nouveau classement ou adaptent les classements préexistants à cet autre monde qu’est le septième art. L’organisation du monde se modifie, afin que tout gravite (histoire, techniques, société, idées) autour de l’univers cinématographique.

Réfléchir à la construction de ce monde revient à vouloir en permanence résoudre une énigme dont les indices se modifieraient d’eux-mêmes.

  • Le fait d’ajouter ne serait-ce qu’un livre à l’édifice déjà construit de la bibliothèque revient à ajouter une pièce à un puzzle dont les différents éléments n’ont ni la même taille, ni la même forme. Où vais-je placer ce livre afin qu’il ait sa place dans l’espace documentaire et pour les usagers ? Donner sa place à un livre, c’est, en quelque sorte, lui attribuer une identité propre faite d’éléments objectifs (taille, systèmes de classification, publics), d’éléments intermédiaires (un livre pouvant relever de plusieurs thématiques), et d’éléments subjectifs (choix d’acquisition et de mise en valeur, réception).

Le fait de décider de placer tel livre à tel endroit et non pas à tel autre est finalement l’affirmation d’une volonté de toute-puissance : qui décide de l’ordre des choses, aussi infimes soient-elles, participe à l’ordre de l’univers.