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Mois : juin 2012 (Page 3 sur 3)

L’information minimaliste

Lorsque j’observe la façon dont on utilise l’information, dont on y a accès et dont on la communique, je suis de plus en plus frappée, pas seulement par la rapidité dont on clique d’un lien à un autre – ce que Nicholas Carr rappelle très bien dans son article « Is Google making us stupid ? » (Google nous rend-t-il idiots ?) – mais aussi par la nature même de cette information. L’information que l’on transmet aussi bien que celle que l’on consulte est de plus en plus succincte.

Sur les sites d’actualité, de presse en ligne, à la télévision et même dans les formats papier des journaux, sous forme d’encarts, on l’appelle un « flash ». Sur les mêmes sites d’actualité, que cette actualité soit politique, économique, culturelle, c’est un flux, un fil ou un lien. Sur les réseaux sociaux, c’est un « Like », un « Tag » ou un « Tweet ». Ce n’est pas seulement l’information qui est réduite à son essentiel, c’est le nom qu’on lui donne.

Lorsque l’on tape les premiers mots d’une requête sur Google, les différentes suggestions de réponses à notre demande apparaissent instantanément. Google is suggesting… de plus en plus d’invitations au clic et au butinage. Le butinage, c’est cette pratique que l’on rencontre aussi bien en bibliothèque que dans un magasin de vêtements, et qui consiste à fureter, à s’égarer, à toucher les documents et les livres, et finalement à retrouver l’information que l’on cherchait, ou à trouver justement celle que l’on ne cherchait pas.

Sur Facebook, il n’est même plus besoin d’écrire cette information pour la communiquer : les applications permettent de dire où l’on se trouve, et il suffit d’un clic pour changer de situation sentimentale. Journalistes, sondeurs, et humoristes (notamment la série télévisée Bref) ont étudié la façon dont le statut est révélateur de la personnalité d’un usager de Facebook, depuis le météorologue amateur jusqu’à l’exhibitionniste.

Il y a ceux qui utilisent Facebook pour rapporter les moindres détails de leur journée, ceux qui veulent faire envie en étant un jour aux Etats-Unis, le lendemain en Nouvelle-Zélande, ceux qui cherchent à nous faire passer un message subliminal « Les gens qui…. », « Y’en a marre de ceux qui… », ceux qui tentent de faire dans la philosophie et le concept, et ceux qui traduisent leurs humeurs en citations et paroles de chanson.

Pour moi le statut sur Facebook, et toutes les formes d’informations minimalistes que l’on rencontre maintenant, du tweet au flash en passant par le tag, sont toutes les expressions d’un concentré de présent. Et comme mon esprit tordu fonctionne par associations d’idées, elles me font toujours penser à cette citation de Marcel Proust, dans Le Temps retrouvé :

« Une minute affranchie de l’ordre du temps a recréé en nous pour la sentir l’homme affranchi de l’ordre du temps. »

(Pour les courageux, je recommande d’ailleurs la lecture du très bel article « Proust, l’instant et le sublime » d’Agathe Simon.)

Cette citation de Proust témoigne pour moi de toute l’ambition et de tout l’espoir de ce que nous publions sur Internet : qu’il s’agisse d’un article, d’un commentaire, d’une mise à jour de profil ou d’un tweet, nous tentons de restituer l’instant, de le partager et de le revivre en en retrouvant, sur notre page ou notre « journal », un instantané.

La poursuite du vertige

Il y a quelques jours, j’ai achevé la lecture du dernier roman de Carlos Ruiz Zafon, Les Lumières de septembre, publié en mars aux éditions Robert Laffont. Dire qu’il s’agit de son dernier roman est une inexactitude. Les Lumières de septembre sont le troisième volet de la Trilogie de la brume, œuvre de jeunesse de l’auteur. Elles font suite au Prince de la brume et au Palais de minuit.

Je me souviendrai toujours de l’instant où j’ai ouvert, sur les conseils d’une amie, L’Ombre du vent, pour la première fois, et où j’y ai lu ces phrases :

« Je me souviens encore de ce petit matin où mon père m’emmena pour la première fois visiter le Cimetière des Livres Oubliés. Nous étions aux premiers jours de l’été 1945, et nous marchions dans les rues d’une Barcelone écrasée sous un ciel de cendre et un soleil fuligineux qui se répandait sur la ville comme une coulée de cuivre liquide. »

Et puis les pages du livre ont défilé entre mes mains, plus vite que je ne l’aurais souhaité, pour me laisser le sentiment d’avoir lu l’une des œuvres qui marquera, et marque peut-être déjà, l’histoire de la littérature. J’ai parlé de ce livre, je l’ai vu dans les mains d’une multitude de personnes, je l’ai offert à la plupart des gens de mon entourage… mais peu à peu son souvenir s’estompe, et je sens que le moment d’une relecture se fait de plus en plus urgent, car lorsque mes « disciples » viennent m’en parler, je ne parviens plus très bien à rentrer dans les détails de ce texte à couper le souffle.

Mais depuis L’Ombre du vent, Carlos Ruiz Zafon est devenu pour moi l’un des auteurs dont je ne tolère qu’à peine la critique, et pour qui justement j’abandonne tout esprit critique. Il y a des œuvres comme ça, livres ou films, pour lesquelles on retrouve un regard d’enfant, et où l’on se laisse guider. Parmi elles, je retrouve pêle-mêle aussi bien la Recherche du temps perdu et les films de Truffaut,  les romans de Zafon et de J.K. Rowling (ainsi que leurs adaptations).

L’univers de Zafon est un labyrinthe cathédrale. L’Ombre du vent et Le Jeu de l’ange sont les deux premiers volets d’une tétralogie, celle de ce lieu fascinant et mélancolique que représente le Cimetière des livres oubliés. Indépendamment de cette tétralogie, restent la Trilogie de la brume, et un autre roman isolé, Marina.

Il serait vain de chercher à restituer cet univers, à le résumer. Mais voilà ce à quoi Zafon, à mon sens, veut nous convertir. Les bibliothèques, véritables dédales, où règne un désordre mystérieux et rassurant. Les livres, qui sont souvent presque plus vivants que les personnages (en particulier dans Les Lumières de septembre et dans L’Ombre du vent). Les lieux qui prennent vie. L’ombre qui devient un être à part entière. Il aime les métiers qui sollicitent des compétences mécaniques et qui permettent de créer des objets fabuleux – horlogerie, ingénierie, etc. Il aime les automates et les marionnettes, qui ne sont pas sans rappeler les mythes de Frankenstein et les contes d’Hoffmann, en particulier celui de L’Homme au sable (l’un des personnage des Lumières de septembre s’appelle d’ailleurs Hoffmann). Il aime les personnages maudits par le destin, détruits par des forces diaboliques implacables… fils et filles aussi bien de Faust que de Rebecca (Daphné du Maurier).

Plus que tout, il aime les villes où l’on se perd, les palais qui grandissent comme des plantes, et les livres, véritables mondes dans leurs mondes, que l’on écrit pour mieux perdre le lecteur, et ne lui faire rien aimer de mieux que ce sentiment de vertige.

La malédiction de la conclusion

Le mot de la fin. L’art de retomber sur ses pattes. Finir quelque chose est presque aussi difficile que de le commencer. Lorsque l’on est élève, les professeurs insistent pour nous dire que la première impression est la plus importante. Ils nous engagent donc à soigner nos introductions : la première phrase, les définitions, l’analyse du sujet, le choix d’une problématique et la construction d’un propos, généralement en trois parties, elles-mêmes constituées de trois sous-parties, elles-mêmes idéalement constituées de trois sous-parties. Un vrai feuilleté !

Ils nous expliquent généralement que, lorsque notre problématique est claire – Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire en viennent aisément – on peut, dès la fin de notre introduction, s’atteler à notre conclusion, la pire choses, l’hérésie, étant de ne pas rassembler habilement tous les fils de notre raisonnement. Personnellement, je n’ai jamais pu faire une conclusion dans la foulée d’une introduction, la conclusion étant pour moi la réflexion parvenue à maturité, après le long processus du développement.

La conclusion, c’est l’apothéose. A chaque fois que je suis sur le point de conclure un sujet, toutes sortes de choses me viennent en tête : les morales des fables, la fin des contes, la chute des nouvelles – celles de Maupassant, d’Edgar Allan Poe, de Mérimée, de Stefan Zweig. La dernière phrase d’un roman : je me souviens de la Recherche, des romans de Drieu La Rochelle, évidemment de Gatsby le magnifique, et de tant d’autres. Et puis la chute des films, parlés (la fin de La Femme d’à côté, portée par la voix de Véronique Silver, celle de L’Homme qui aimait les femmes…) ou silencieux, avec juste le bruit d’un objet (Inception) ou l’éveil de la musique.

La conclusion permet de juger de l’habileté finale d’une démonstration, de son originalité, de l’aptitude de son auteur à raisonner, voire à surprendre. Elle est ce qu’on attend des commentaires, des dissertations, des mémoires, des dossiers, des bilans d’activité, de toutes ces acrobaties mentales dont les littéraires font leur pâture, et qui sont une torture pour les autres. Elle en devient symptomatique. On ne peut plus s’en passer. Il faut conclure. Je conclus, forcément. Tout plutôt que l’hérésie. Tout plutôt que de sentir mes mots retomber comme des cheveux sur la soupe.

Et lorsque le mot de la fin arrive… ouf, l’honneur est sauf !

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