Après deux semaines d’interruption, voici enfin la cinquième partie de ce cycle consacré à Truffaut.

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Durant ces deux semaines, j’ai pu visiter l’exposition que lui consacre la Cinémathèque française depuis le 8 octobre (sujet du prochain article), et j’ai pu finir la lecture des ouvrages qui seront évoqué ci-dessous.

Pour ce cinquième chapitre, deux livres ont retenu mon attention : une réédition et une nouvelle publication – je ne parlerai, pour l’instant, ni du catalogue de l’exposition, ni des nombreuses Unes de magazines (Le Point et Télérama, entre autres, qui ont dédié un numéro ou un hors-série à Truffaut).

À noter cependant que Télérama, sur son site Internet, a depuis le 1er octobre, ouvert un « mois Truffaut« où l’on retrouve un article par jour consacré au réalisateur.

Mais revenons aux livres…

Truffaut d’un point de vue psychanalytique

Je commencerai par la réédition. Il s’agit d’un texte de Anne Gillain, que j’ai déjà évoqué dans le chapitre 2 de ce cycle, puisqu’elle a rassemblé l’ensemble des entretiens donnés par Truffaut dans un recueil publié chez Flammarion, Le Cinéma selon François Truffaut.

anne gillain

Ce texte, François Truffaut : Le Secret perdu, a été publié pour la première fois chez Hatier en 1991. Il est ressorti cette année aux éditions L’Harmattan.

Dans cet ouvrage, l’auteur fait une lecture psychanalytique des films de Truffaut, ce qui pourrait paraître ardu aux lecteurs n’ayant de la psychanalyse qu’un vague souvenir des cours de philosophie de Terminale. Et il est vrai que le vocabulaire et les références qu’elle utilise ne sont pas toujours des plus accessibles.

Mais très vite, on est « embarqué » par ce livre. D’abord, parce qu’il s’agit de quelqu’un qui a côtoyé Truffaut et que le souvenir qu’elle en garde, évoqué dans sa préface et dans sa postface, est des plus touchants. Ensuite, parce que, finalement, les thèmes qu’elle aborde sont ceux de l’humain, et qu’ils sont omniprésents dans le cinéma de Truffaut.

Enfin, parce que justement, ce cinéma est lui aussi omniprésent dans son texte, et que les deux thèmes, du coup, cinéma et psychanalyse, viennent s’expliciter mutuellement :

Son oeuvre traite des grandes étapes qui jalonnent le parcours vers la maturité : apprentissage du langage, séparation des figures parentales, quête de l’identité, intégration sociale, découverte de l’autre, des rapports affectifs, de la sexualité, initiation à la culture, expression de la créativité. Travaillant avec cette matière, Truffaut ne propose pas de solution, mais présente au contraire les aspects les plus conflictuels du processus de maturation : échec du langage, de l’amour, du couple, de la socialisation. La métaphore la plus exacte pour décrire le tableau clinique qu’il propose serait celle des organes du corps : sains, on ignore tout de leur fonctionnement ; malades, on découvre leur emplacement exact et leur rôle dans la dynamique physique.

Échos, reflets, résonances, allers-retours, couples

Explorer le cinéma de Truffaut, pour l’auteur, c’est bien-sûr explorer les leitmotivs et les obsessions qui le traversent, en particulier le rapport à la figure maternelle, tantôt sublimée et haïe, et à la figure paternelle, affaiblie, reniée ou absente.

Ce qui m’a surtout frappée dans cette lecture, c’est la façon dont l’auteur a choisi de regrouper les films. Chacun des 21 longs métrages de Truffaut fait l’objet d’une analyse poussée, mais chacun selon un éclairage particulier, qui va de pair – exception faite de Vivement dimanche ! – avec un autre film.

Les choix de Anne Gillain peuvent surprendre : Les 400 coups avec La Femme d’à côté, Jules et Jim avec Le Dernier métro, L’Argent de poche et L’Amour en fuite… Certes, le titre de chaque chapitre explicite ce choix : « Secrets de famille », « Éducations sentimentales », « Les Femmes criminelles », « Les choses et les mots ».

Mais c’est surtout lorsque le lecteur se plongera dans l’un de ces chapitres, et lorsqu’il embrassera la lecture de ce livre dans sa totalité, que ces choix, qui lui échappaient au début, deviendront évidents.

Ce que j’ai particulièrement apprécié dans ce livre, c’est notamment le chapitre sur Fahrenheit 451 et sur La Nuit américaine, qui évoquent le livre et le film comme deux aspects du rapport à la vie, au fait de vivre ou de ne pas vivre, et de vivre (ou non) via un objet et une production culturelle.

Mais le chapitre que j’ai préféré, c’est celui qui met en parallèle L’Enfant sauvage et L’Histoire d’Adèle H., en analysant le rapport que Victor, l’enfant sauvage, et Adèle, la fille de Victor Hugo, ont à l’égard du langage :

Victor va suivre un processus difficile d’enracinement social, tandis qu’Adèle s’éloignera dans chaque scène un peu plus de ses semblables pour s’enfermer dans la folie. Le langage manifestera pour l’un et l’autre le dérèglement de leur rapport au monde. Victor ne pourra jamais maîtriser le principe qui unit les noms aux objets ; Adèle se noiera dans un océan d’écriture dont la vaine prolifération ne renverra plus à aucune réalité.

Enfin, j’ai eu beaucoup de plaisir à lire le très court chapitre consacré à Vivement dimanche !, considéré comme le versant joyeux d’un hommage indirect au cinéma, comme La Chambre verte en était le versant « liturgique ».

Ce qui impressionne, à la lecture de cet ouvrage, c’est la virtuosité avec laquelle, finalement, Anne Gillain embrasse la totalité de l’oeuvre de Truffaut. Lorsque l’on prend un chapitre de manière isolée, on ne voit que la mise en parallèle de deux films, avec parfois une allusion à un troisième…

Mais lorsque l’on passe d’un film à l’autre, et d’un chapitre à l’autre, on se rend compte à quel point tout, chez l’auteur, répond à une logique des plus harmonieuses. Tout se suit, tout se répond, et chacun des chapitres entraîne le lecteur à la lecture du suivant, avec la même évidence que celle évoquée par Martin Lefebvre dans son analyse (voir chapitre précédent) de Truffaut et ses doubles.

Et si le lecteur ne saisit pas toutes les références convoquées par l’auteur sur la psychanalyse, il suit avec plaisir ce fil d’Ariane qui lui fait traverser l’oeuvre toute entière de Truffaut.

Les frères ennemis

Passons à présent à la nouvelle publication. Il s’agit d’un ouvrage d’Arnaud Guigue, spécialiste de Truffaut, que j’ai déjà mentionné comme le co-auteur du Dictionnaire Truffaut, et également auteur d’un livre publié chez L’Harmattan, François Truffaut : la Culture et la vie. Je n’ai pas encore eu l’occasion de lire celui-ci, mais ce sera bientôt chose faite.

truffaut godard

Pour l’heure, le texte publié cette année aux éditions du CNRS par Arnaud Guigue, Truffaut et Godard, fait très certainement partie de mes préférés parmi tous ceux que j’ai pu évoquer dans les différents chapitres de ce cycle.

Arnaud Guigue part d’un constat simple, que peut saisir même le spectateur ayant une vision assez éloignée de la Nouvelle vague, à savoir que Godard est considéré comme un plus grand réalisateur que Truffaut, et que si le second est un artisan, seul le premier est un artiste.

Arnaud Guigue va donc tenter, et selon moi avec succès, de bouleverser cette vision réductrice des choses :

Ce livre assume un parti pris : le refus de cette comparaison à l’avantage de Godard. Il n’est selon moi ni un charlatan, ni un imposteur, ni un escroc dont l’accusent ses détracteurs. C’est un cinéaste important mais qui à l’exception de quelques films notables est l’auteur d’une oeuvre globalement surévaluée.

(…) Ce livre n’est donc aucunement une attaque contre Godard, tout au plus un plaidoyer en faveur de Truffaut.

S’il ne rentre pas dans des détails d’ordre personnel, il ne peut s’empêcher cependant de témoigner à quel point, pour ces deux cinéastes, la vie et l’oeuvre s’entremêlent, et à quel point, en évoquant la manière de travailler, l’homme n’est jamais très loin.

Les premiers chapitres de ce livre, qui aborde de manière chronologique la filmographie de Truffaut et de Godard, mettent en parallèle leurs premières productions respectives : À bout de souffle et Tirez sur le pianiste, Bande à part et Jules et Jim, Une jeune mariée et La Peau douce, Alphaville et Fahrenheit 451, Pierrot le Fou et La Sirène du Mississippi.

Mots, livres et cinéma

Après ces comparaisons, l’auteur s’attarde sur ce qui, selon moi, reste le meilleur du livre : une partie appelée « De la méthode » et qui aborde la personnalité des cinéastes, leur rapport au langage et à la culture.

Truffaut s’exprime avec une grande clarté, mais aussi une grande précision. Son ton est incisif mais il n’est pas péremptoire comme celui de Godard. Il défend ses idées car il y croit fermement et parce qu’il veut convaincre. Ce n’est pas un donneur de leçons qui pense avoir nécessairement raison. (…) Truffaut ne parle que de cinéma, des films qu’il a vus comme critique, et plus tard de ses propres films. Autodidacte, il s’est formé très tôt, par lui-même, une culture cinéphilique solide.

L’auteur étudie ensuite le rapport des deux cinéastes à l’écrit, à la littérature, au savoir, à l’éducation, à l’histoire.

Mais il s’intéresse également à la façon dont ils filment les femmes, à leurs actrices compagnes, et à leur relation avec leurs acteurs (dont Jean-Pierre Léaud, qui a été déchiré entre les deux comme un enfant lors d’un divorce, au moment de leur rupture) ainsi qu’au métier d’acteur, qu’ils ont tous deux exercé.

En fin d’ouvrage, on trouve un tableau croisé de la filmographie des deux cinéastes. Cependant, peu avant ce tableau, le livre se ferme sur un très beau chapitre : « Deux figures existentielles » :

Plutôt Truffaut ou Godard ? Écartons, pour finir, toute analyse rationnelle. Est-il si différent de se demander si l’on est plutôt Keaton que Chaplin ou Ford plutôt que Hawks ? Oui, car ces oppositions de personnes ne recoupent que des choix cinématographiques dûment circonscrits – dans un cas au burlesque, dans l’autre au western. Le duel Truffaut Godard n’est pas non plus qu’une affaire de conception esthétique – car, réduit à cela, il faudrait plutôt les ranger ensemble du côté des modernes. Il est en revanche du même ordre que celui qui opposa dans les lettres, Rousseau et Voltaire. Il renvoie à un choix philosophique entre deux manières de penser, d’être au monde, et de vivre.

Et s’il affirmait tenter de se garder de tout parti pris au début de son ouvrage – bien que sa préférence ne fasse aucun doute – c’est dans ces dernières lignes que Arnaud Guigue confirme toute son admiration pour l’être humain Truffaut, tel qu’il transparaît dans son oeuvre.

C’est cette admiration qu’il nous communique, avec une générosité sans borne, et que, si on ne la partage pas, on peut néanmoins comprendre. Dans mon cas, il n’a eu qu’à prêcher une convertie…

Les enfants et les livres : 3 films

  • Fahrenheit 451 (1966) : l’adaptation du roman de science-fiction de Ray Bradbury. Avis aux amateurs de SF, ne cherchez pas un déluge d’effets spéciaux et le reflet d’une société futuriste dans ce film, que Truffaut n’a tourné qu’en raison de son histoire, qui le touchait beaucoup : celle d’une société où les livres sont bannis. Mes scènes préférées : la vieille dame qui se fait brûler au milieu de ses livres, le pompier Montag qui apprend la lecture en lisant David Copperfield, et la scène finale.
  • L’Enfant sauvage (1969) : l’histoire vraie de Victor de l’Aveyron, enfant sauvage recueilli par le Docteur Itard, qui va tenter de lui apprendre à communiquer. Un film magnifique dont on ne peut séparer aucune scène des autres.

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  • L’Argent de poche (1976) : un film merveilleux sur l’enfance. Le spectateur suit les trajectoire d’une foule d’enfants dans une petite ville : Julien, enfant solitaire et marginal, Raoul, amoureux de la mère de son meilleur ami, Grégory, bébé aventureux et espiègle…

Hors-sujet qui n’en est pas un…

Je pouvais difficilement clore cet article sans un petit hommage à Marie Dubois, comédienne découverte par Truffaut, qui lui a suggéré son pseudonyme, et qui l’a fait tourner dans Tirez sur le pianiste et Jules et Jim.

Elle a joué dans Les Grandes gueules, au côté de Lino Ventura et de Bourvil, et dans Vincent, François, Paul et les autres, de Claude Sautet. Marie Dubois, c’était également Juliette dans La Grande vadrouille.

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Marie Dubois est décédée le 15 octobre 2014.