Une amie professeure des écoles qui m’avait déjà inspirée l’article sur la faute en général, et les fautes d’orthographe en particulier, m’a suggéré de consacrer un article aux feignants, aux rêveurs et aux têtes en l’air. Selon ses propres termes : les élèves qui n’écoutent pas, qui rêvassent, qui s’endorment, bref qui accordent plus d’importance à ce que dit leur voisin ou aux taches sur le mur du fond, qu’à ce qu’on tente de faire rentrer dans leur crâne.

Pour commencer, il y a une différence de contexte. Je suis beaucoup moins confrontée aux inattentifs et aux agités que mes autres collègues – quoique le demi-groupe de sixième d’hier après-midi ait failli me rendre chèvre – et pour eux, mon seuil de tolérance varie, des avertissements à l’exclusion, en fonction du caractère récidiviste ou non de l’agité, et de ma patience. Il est vrai que dans un environnement plein de cris, de bruits et de musique, il devient difficile de faire comprendre qu’un lieu doit être calme, et c’est peut-être aussi pour cette raison que le CDI fait figure de lieu à part, une sorte de havre, où les portables ne sonnent pas et où la voix doit s’adapter pour passer du cri au chuchotement…

D’un côté il y a les agités et les inattentifs, auxquels s’ajoutent ceux qui sont incapables de régler le volume sonore de leur voix. De l’autre, il y a toute cette population de rêveurs, de planeurs, de bulleurs, d’endormis, qui déambulent, qui vagabondent, qui baillent, qui ont les yeux au ciel et la tête on ne sait où.  Ceux -là m’évoquent tout un imaginaire, depuis cette photo de Doisneau :

Robert Doisneau

cet extrait des Misérables, où Laigle, étudiant en droit, explique à Marius comment il lui a évité d’être exclu de l’école après avoir séché trois fois, en se faisant passer pour lui :

« Tout à coup Blondeau appelle Marius Pontmercy. Personne ne répond. Blondeau, plein d’espoir, répète plus fort : Marius Pontmercy. Et il prend sa plume. Monsieur, j’ai des entrailles. Je me suis dit rapidement : Voilà un brave garçon qu’on va rayer. Attention. Ceci est un véritable vivant qui n’est pas exact. Ceci n’est point un bon élève. Ce n’est point là un cul-de-plomb, un étudiant qui étudie, un blanc-bec pédant, fort en science, lettres, théologie et sapience, un de ces esprits bêtas tirés à quatre épingles ; une épingle par faculté. C’est un honorable paresseux qui flâne, qui pratique la villégiature, qui cultive la grisette, qui fait la cour aux belles, qui est peut-être en cet instant-ci chez ma maîtresse. Sauvons-le. Mort à Blondeau ! En ce moment, Blondeau a trempé dans l’encre sa plume noire de ratures, a promené sa prunelle fauve sur l’auditoire, et a répété pour la troisième fois : Marius Pontmercy ? J’ai répondu :Présent ! Cela fait que vous n’avez pas été rayé. »

et ces personnages de gamins de La Guerre des boutons, des Quatre cents coups, de L’Argent de poche et  de Zazie dans le métro. Zazie qui ne rêve que du métro, Patrick qui paresse en classe et qui n’attend que la sonnerie pour éviter d’être interrogé, Antoine qui sèche les cours pour aller au cinéma, à la foire, pour descendre en courant les escaliers du Sacré-Coeur et qui lit Balzac en fumant une sèche.

Tous ces rêveurs ont un terme qui leur ai dédié, que l’on encourage dans les bibliothèques et les CDI, et que j’ai déjà eu l’occasion d’évoquer : il s’agit du butinage, qui leur permet de piocher dans les sélections thématiques, de flâner dans les rayons, de feuilleter les documentaires et d’explorer les bacs à bandes-dessinées. Sur Internet, on donne à cette pratique le nom de sérendipité ou « comment trouver une information en ne la cherchant pas ».

Entre les liseuses, ces fauteuils propices à s’affaler, où l’on se plonge dans un manga, et les rayonnages où après avoir reposé un livre, on en prend un autre, puis un autre, le CDI aussi invite à la paresse. Certainement pas à une paresse végétative qui donne l’air, aux personnes qui s’y adonnent, de poissons hors de l’eau. Mais une paresse apaisée qui délasse, qui absorbe et qu’on espère, voire qu’on rêve de partager.